Chronique du 29 novembre 1999

Une phrase me turlupine ( « de Turlupin, surnom d’un acteur bouffon du 17e siècle, qui fatiguait par ses mauvais jeux de mots », dixit Bordas) depuis quelques jours, cher lecteur. Peut-être t’en es-tu rendu compte au fil de tes lectures, si d’aventure il t’est arrivé de surfer sur mes chroniques. « Mobiliser les gens n’est pas culturellement très ancré », a eu le (mal)heur de dire l’un.

Pourquoi, me suis-je enfin dit, cette phrase dérange-t-elle autant, provoquant même la réaction d’hommes politiques, à l’instar du Maire de Saint-Pierre et d’autres qui se seront contentés de le faire en loucedé ? Ne contient-elle pas après tout une force déstabilisatrice, prouvant ainsi qu’après l’argent, le Verbe est le moteur de la machine humaine ?.

Peut-être, me suis ajouté (histoire de me compléter), que cela tient à la valeur trop générique du mot « gens » ? Ne faudrait-il pas après tout songer à ceux dont la fonction est de guider les gens ? Et qui de mieux placés que ceux président aux destinées de la Collectivité, élus et administratifs additionnés, eux qui sont chargés de mobiliser et de diriger ?

D’où cette évolution possible de la phrase « mobiliser les dirigeants n’est pas culturellement très ancré. »

Mais les dirigeants ont-ils besoin des autres pour se mobiliser, sachant qu’ils sont par définition jaloux de leurs prérogatives ? Si les choses ne bougent pas, c’est donc qu’elles sont immobiles. Et puisque cet état de fait ne peut être dû qu’à ceux qui ne décident de ne pas les faire bouger, on pourrait donc proposer la phrase suivante, plus affirmative :

« L’immobilisme des dirigeants est culturellement très ancré. »

  Et pourtant je bouge dit l’un ;

  Jusqu’à Rio de Janeiro, dit l’autre, dont la fonction est de bouger ;

  Et pourtant rien n’avance, susurre un tiers.

 
N’est ce pas là pourtant faire un procès d’intention à nos dirigeants ? Aussi allons-nous les biffer de la phrase dans un souci d’équité. Mais comme ils affirment que les choses bougent alors qu’on en arrive à un constat d’immobilisme c’est que se mouvant d’un état mouvementé à un état d’arrêt, on ne peut qu’admettre le principe inexorable de l’immobilisation.

N’est-on pas alors obligés de reconnaître qu’à Saint-Pierre et Miquelon dès que quelqu’un bouge, il dérange l’autre, plus statique, qui, heurté, se sent immédiatement menacé ?

D’où la nouvelle proposition : « L’immobilisation est culturellement très ancrée. »

On aboutit inéluctablement au sur-place. Ce qui nous donne : « Le sur-place est culturellement très ancré », dont la redondance ne peut t’échapper, ce qui en soi n’est pas très culturel, d’où notre décision d’ôter un adverbe déplacé. Il en résulte que « le sur-place est très ancré. » Mais, comme cet état est intrinsèquement lié à des îles que l’on compare souvent à un bateau, on peut remplacer cette affirmation par « Le Sur-Place est culturellement très ancré », phrase résolument plus métaphorique.

Sachant qu’à la timonerie, les dirigeants voudraient tous aller dans des directions différentes, on en déduit que rester accroché à l’organeau est peut-être plus sage que de lever l’ancre car le Sur-Place allant grande erre risquerait de finir sur les rochers qui constituent nos îles.

Comme quoi, avant de houspiller un matelot, il vaut mieux demander le blaze du capitaine ?

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
29 novembre 1999