Tranches de vie à “L’Atelier”

Et voilà que l’on s’installe dans le quotidien d’un atelier de confection, en France, dans l’immédiat après-guerre, la deuxième, la mondiale, celle des déportés, de l’extermination des Juifs. Des femmes sont là, et Léon le patron, et le premier presseur dont on ignore le nom.

Nous sommes au centre culturel et sportif de Saint-Pierre. Mardi 6 mai 2003. Première de la nouvelle pièce mise en scène par Anaïs Hébrard, « L’Atelier », de Jean-Claude Grumberg. Place à la magie du théâtre qui nous fait remonter le temps, dans l’immédiat après-guerre qui étrangement nous renvoie aux déchirements du présent.

Sujet délicat avec quelques premiers tableaux où l’on se dit d’abord que le quotidien se répète, avec l’enchaînement d’événements en apparence anodins. Mais peu à peu se noue la tension de tous ces personnages réunis par le travail, dans un atelier en proie à l’émergence de la concurrence, les pieds dans un passé déchiré si proche, mais en proie également aux nouvelles exigences de la clientèle. La guerre a laissé des traces et l’on découvre peu à peu ce qui a bouleversé le destin de ces femmes, mais aussi du patron, de son premier presseur ; l’un après l’autre, l’une après l’autre, se révèlent, par touches successives, dans l’alternance de la gravité et de l’humour, du rire qui vous emporte, de l’émotion qui vous empoigne.

Et la troupe d’Anaïs Hébrard réussit avec brio à nous transmettre ses émotions, des tout nouveaux sur les planches aux plus expérimentés. L’assurance, la maîtrise, le naturel, la fougue, le plaisir de la scène de tous les acteurs emportent l’adhésion du public. Hélène (Anne-Laure Martinot), l’épouse du patron, dans son rapport de femme soumise aux humeurs du patron, son mari, dont la souffrance se manifeste vers la fin de la pièce, dans sa complexité, le trop-plein qui soudain déborde ; Simone(Anne-Laure Jugan), en quête permanente de l’acte de décès de son mari déporté du camp de Drancy, jeune femme qui aurait droit à l’émergence d’un nouveau bonheur, mais qui hésite. Peut-on se débarrasser si facilement des stigmates de la guerre ? ; Madame Laurence (Jennifer Bouillie), ouvrière installée dans son travail, sur son tabouret, au bord de la fenêtre, comme tournée vers des espoirs inaccessibles, confrontée aux railleries de ses collègues, mais si humaine, si observatrice de ce qui anime les autres ; Marie (Anaïs Hébrard), toute à la frivolité de chaque bon moment qui passe, en quête de bonheur pourtant ; Gisèle (Nathalie Artur) à qui l’on ne peut plus trop rien conter, qui en a vu beaucoup et que les Américains n’enthousiasment guère du fait de leur arrogance, de leurs certitudes mal placées ; Mimi (Claude Adroguer), toujours prête à balancer une vanne, frondeuse, grande gueule, qui protège sa fragilité derrière la gouaille. Palette de femmes, actrices de grand talent, qui nous entraînent dans le maëlstrom de leurs passions trop longtemps retenues. Ah ! La joie intense de la scène !

Et puis le patron, Léon, interprété par un Philippe Delplace époustouflant ! Gueulard, machiste, mais frêle lui aussi, marqué par une guerre qu’il aura subie parce qu’il aura fallu sauver sa peau, humain malgré tout, intransigeant mais sensible au fond au sort de ses employés, conscient que la paix revenue les fait basculer dans un autre monde… économique. Le rouleau compresseur de la concurrence va broyer, c’est sûr, son premier presseur, qui finit d’ailleurs par quitter l’entreprise, un salarié marqué lui aussi par la guerre, personnage qui aura permis au jeune Christian Girardin de s’affirmer immédiatement sur les planches. Et Justine Arrossaména, l’enfant qui entre dans l’Atelier, en fin de pièce, pour parler de sa mère à l’hôpital, établissant le lien entre ce qui se passe dehors et le monde clos de l’Atelier, pour un moment fort d’humanité, de retrouvailles.

Sorti de la rue du Sentier…, non de l’Atelier…, pardon du Centre Culturel, j’ai respiré l’air du printemps enfin arrivé, en me demandant si la vie avait pu récompenser ces êtres qui ne méritaient que le bonheur alors que la folie humaine s’obstine tant à tout piétiner. Imaginaires ces personnages ?

Henri Lafitte, 7 mai 2003