Chronique du 9 août 2004

Tiens, je vais te faire une confidence – eh, oui, j’aime la féminité de l’intimité qui se dévoile ; le confit dense me ferait gerber – , j’étais sur mon vélo imbibé de moiteur juillettée (25 jours de brume en juillet 2004, je te le rappelle, et le mois d’août ne s’en laisse pas compter), quand je croisai (un passé tellement simple au fond) des touristes en croisière subrepticement débarqué de leur palace flottant en ce dimanche englué dans sa torpeur brumeuse, trois couples attardés à la vitrine d’une boutique endormie et entendis : « Where is the mall ? » (prononcer… the mâââll)

Me croyant atteint dans ma masculinité vélocipédique, je ne cherchai point à vérifier si la question n’était pas en fait destinée au goéland en déshérence privé de poubelle sur le semblant de trottoir qui jouxte nos chaussées lépreuses – vu que c’était dimanche – ou au short beige trois-quarts coiffé d’une bedaine dégoulinante nikonisée qui lui servait de juste au corps.

Et je me dis « peau de couilles et balai de crin », respectant en cela la philosophie instillée dans mon for intérieur par cinq cents ans de présence franchouillarde en Amérique, tout en donnant un coup de pied à ma pédale.

Puis je m’avouai qu’après tout il manquait sans doute quelque chose pour notre redéploiement vainement recherché, une espèce d’immensité tôlée abritant boîtes postales, boîtes à bière, à café, de jour, de nuit, machines à sous, kiosques à fringues, à bijoux, faux arbres, faux arbustes, fausse fontaine, soleil en trompe l’œil, coiffeur, pédicure, manucure, bonne aventure, distributeurs de films, de musique, de cibiches, de postiches, de sacs à glands, et des bancs où l’on pourrait s’asseoir écorchant gaiement le nouveau venu dans l’atmosphère aseptisée de ce que l’on appelle « Mall » dans les sociétés civilisées, un zoo à bipèdes en quelque sorte où le touriste comblé pourrait reluquer les indigènes à gogo (ou reluquer à gogo les indigènes, comme tu veux).

Preuve, s’il en était besoin, qu’il suffirait d’inventer l’Amérique avec tout ce qu’elle a de toc pour la grande satisfaction des endimanchés de la planète.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
9 août 2004