Chelon, “Les fleurs du mal”

Et soudain j’entendis Gorges Chelon, dans son invitation à redécouvrir les Fleurs du Mal, dans une mise en forme musicale que peuvent se permettre les grands artistes. « La Voix », premier poème, première chanson et déjà Baudelaire et Chelon, à l’unisson.

L’auteur-compositeur-interprète est allé à la rencontre du Prince des Nuées. Tu es conquis, troublé. « Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ; Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! » » Heureux choix que d’avoir opté en ouverture pour ce texte extrait des pièces diverses.

Puis vingt-six poèmes pour dire le Spleen et l’Idéal. « Le poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ». Ample ondulation sur la portée et l’Albatros est là que tu voudrais revoir voler. « Derrière les ennuis et les vastes chagrins / Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse / – Tiens, serions-nous à saint-Pierre et Miquelon ? – Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse / S’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Charme de la poésie qui te permet d’échapper aux querelles mortifères.

« Voilà que j’ai touché l’automne des idées », chante à son tour Georges Chelon. Et me voilà redisant avec lui « Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux / Pour rassembler à neuf les terres inondées » (L’Ennemi). Il a beaucoup plu à Saint-Pierre en cette année 2004, mais pour quelle régénérescence ?

Car il aura bien fallu rentrer dans cette vie chargée de turpitudes, sortir des « voluptés calmes » de « La Vie antérieure » et découvrir le monde, la déchirure, l’ambivalence de l’aventure humaine : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Rythme, saxo, en feraient même un hymne. « Et cependant voilà des siècles innombrables / Que vous vous combattez sans pitié ni remords / Tellement vous aimez le carnage et la mort ». Prescience du visionnaire pour nous imaginer sur les rivages du vingt et unième siècle, ballottés entre les bouleversements climatiques, le protocole inappliqué de Kyoto, la guerre d’Irak et le silence retombé sur les souffrances afghanes ? Pourtant « La Beauté » est bien là, « je suis belle (dit-elle), ô mortels ! comme un rêve de pierre… » Mais est-elle accessible ? N’est-elle pas cette « géante » auprès de qui il aurait été bon de vivre ?

Quête de l’autre que notre vie, havre de paix parfois pour qui en a la chance. « Que j’aime voir, chère indolente / De ton corps si beau beau / Comme une étoffe vacillante / Miroiter la peau » (Le Serpent qui danse) Mais le rêve n’est-il pas condamné à sa remise en cause, comme l’aurait chant.é Brassens. Ne flotte-il pas comme une part de sa présence dans le rythme binaire, scandé, enlevé vous dire à la belle qu’elle sera « charogne » : « Oui ! Telle vous serez, semblable à cette ordure / A cette horrible infection / Etoile de mes yeux, soleil de ma nature ». Pour les illusions, il faudra repasser. « De profundis clamavi », « je jalouse le sort des plus vils animaux / Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide ». Vite un tempo jazzy pour damer le pion au « Vampire » ! « J’ai prié le glaive rapide / De conquérir ma liberté / Et j’ai dit au poison perfide / De secourir ma lâcheté / Hélas ! le poison et le glaive / M’ont pris en dédain et m’ont dit : / « Tu n’es pas digne qu’on t’enlève / A ton esclavage maudit ». » Georges Chelon nous bouscule, dans nos rêves, nos emprisonnements, nous fait rêver encore comme un soir au « balcon », sur un air à la Jean Ferrat. « Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! », nous invite à l’ « Harmonie du Soir » quand « chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ». A-t-il écrit « Le Chat », quand tous les mots semblent être là pour l’intonation de sa voix ? Baudelaire nous invite au voyage, avec un compagnon qu’il eût aimé connaître. « Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! » Le poète a-t-il pensé à Saint-Pierre et Miquelon ? Que nenni bien sûr. Il fallait tant trimer au dix-neuvième siècle. Mais aujourd’hui, la réécriture serait-elle possible ? « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté ». Mais non. N’est-on pas en train de transformer un enfer ce qui aurait pu être un coin de paradis ? « Le diable a tout éteint au carreau de l’Auberge » dans un mouvement irréparable.

Décembre 2004 et il faut bien entrer dans l’hiver dans un « Chant d’automne » au rythme folkeux. « Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère, / Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, / Et comme le soleil dans son enfer polaire, / Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé ». Ah ! La terrible froidure de février ! Et ce ressassement insulaire de toutes les frustrations qui éclatent parfois de février à mars…

Non, pas question de sombrer dans la sinistrose ! Quelques arpèges chargés d’accents « bossa » pour une « dame créole » et le rêve est encore de mise. Et pour finir, choisissons la vie pour mieux vivre sa mort. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Le premier CD de ce double album enchanteur s’est achevé sur son 21e titre et je me suis réécouté le 7e, avec délectation. Et puis le 2e, encore une fois, pour revoir et revoir l’albatros : « Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage… »

Henri Lafitte, Chroniques musicales
19 décembre 2004

Georges Chelon, Les Fleurs du Mal, EPM, 3017022

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