Le roman de l’an 6 – 8è feuille

– Camarades ! dit Jean ! On en a plein les couilles ! Il est temps de montrer qu’on a les glandes à ceux qui se la jouent en maniant la trique !

Jean était de ces héritiers d’un leader cégétiste aujourd’hui disparu qui savait de son temps comprendre les règles du jeu, repérer les manieurs de ficelles et parler au peuple. Des comme ça, on n’en faisait plus dans cet univers insulaire aseptisé, chloroformé, avant même qu’il ne fût sevré de ses libertinages et de son anarchisme récurrent. Il se souvenait de ces rassemblements qui vous flanquaient la trouille mais qui faisaient que l’on respectât enfin quelque peu les salariés dans un pays trop asservi.

 Il faut que l’on réplique à ceux qui ne nous disent rien qui vaille ! Il faut que l’on s’unisse et que l’on taise nos querelles.

Jean savoura son effet de style et continua :

 Notre mot d’ordre est clair : C’est à boire, à boire, à boire ; c’est à boire qu’il nous faut ! Mais comme on veut donner une chance à ceux qui puent du goulot, on va procéder par degrés. Nous allons nous constituer en association, faire signer une pétition et la déposer chez le Mestre ès Bourg. Qu’on se remue, hic et nunc !

Car Jean avait appris des rudiments de latin, du temps où l’on disait que l’école nous apprenait quelque chose. C’était la première fois en cinquante ans qu’il pouvait le placer. Aussi ne put-il s’empêcher d’ajouter : « Qu’ils aillent se faire voir chez les Grecs ! »

Et le groupe des dix potes qui l’entouraient d’applaudir, dans l’atmosphère glacée d’un entrepôt qui avait autrefois abrité moult caisses d’alcool, quand le mot même de « prohibition » n’était que pur délice.

L’affaire n’était toutefois pas dans le sac. Il n’est pas facile de lutter contre l’Ordre moral, tant il pénètre les pores des masses qui culpabilisent. Au grand dam des résistants, la passivité avait eu le dessus.

N’avait-on pas dit : Les échecs ? C’est la faute aux parents qui boivent, c’est la faute aux parents qui fument ! L’économie qui stagne ? C’est la faute à l’école qui laisse les parents fumer et les enfants boire. Les amalgames sont si rapides quand flottent les drapeaux de l’évidence jusque sur le petit écran.

A suivre…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
19 janvier 2006