Le roman de l’an 6 – Epilogue

Quel bonheur d’approcher au bout de quatre ans de voyage ces îles qui avaient tant hanté son imaginaire nourri des récits de son grand-père. Sur l’esquif qui lui avait permis de faire le tour du monde, il arrivait enfin dans la rade de Saint-Pierre, ultime étape de son périple, car, sans trop se l’avouer, il avait décidé d’y jeter l’ancre pour une durée indéterminée, histoire de se réadapter sur un bout de terre de France.

Il s’attendait à trouver un port animé. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un quai sans vie, des rues vides et des maisons en apparence sans âme qui vive. Même pas un bout de rideau qui se levât comme dans les communautés soupçonneuses. Il s’engagea le long de ce qu’il savait être le Barachois, puisqu’il l’avait déjà vu de photos, rempli de bateaux, des Espagnols, lui avait-on dit. Le silence se fit pesant.

Soudain il aperçut un fourgon bleu. Des gendarmes !

 Vos papiers ! lui dirent-ils en guise de bienvenue.

La première surprise passée, il se rappela qu’il avait quitté un jour son port d’attache pour échapper au sarkozysme qui avait envahi une France déboussolée. Merde ! se dit-il alors ; le mal s’était propagé à la manière de la grippe aviaire dont il avait eu à connaître les dégâts au détour de ses escales. Médecin, il avait dû retrousser les manches ici et là pour aider des peuplades livrées à elles-mêmes, abandonnées des puissants qui avaient su se protéger.

Il fut conduit au poste flambant neuf, rutilant même, où il apporta la preuve que tout était en règle. Tout juste remarqua-t-il qu’un de ses vis-à-vis à képi puait l’alcool à cent brasses. Il fut surtout rassuré d’apprendre qu’il restait environ 2500 personnes sur ces îles autrefois prospères quand la morue remplissait les filets. Mais il eut du mal à s’expliquer cet effondrement démographique. N’avait-il pas lu que la population des deux îles montait grosso modo à 6300 habitants ?

Une fois à l’air libre, il respira un bon coup. Juillet faisait sentir ici ses effluves qu’il ne put s’empêcher de qualifier de printaniers. Soudain il aperçut, assis sur un banc, près du Marin de pierre tourné vers l’horizon, monument dont il avait pu voir des photos dans le passé, trois vieillards qui lui parurent immédiatement sympathiques. Au moins ne portaient-ils que des bérets.

Il apprit des trois compères volubiles à la voix empreinte d’une grande désespérance que l’île s’était progressivement vidée de ses habitants. Tout le monde était parti chercher fortune ailleurs et surtout avait ressenti le besoin de prendre le large, de retrouver des ambiances festives. Ils lui racontèrent le sursaut, l’ultime combat mené par un meneur de foule courageux. Adepte de la non-violence, il avait eu la trouvaille du siècle. Nous avons tous des appareils photos numériques, avait-il dit lors d’un grand meeting à ciel ouvert, sur le stade de l’ASIA, où l’on ne trouvait plus un pouce carré de libre malgré le froid, nous allons les épier, les photographier, les encadrer à la première erreur. Plus question de les laisser tranquilles ces connards de pandores. On allait publier leurs moindres entorses à leurs propres lois.

Et ça avait marché. Le flic rond comme une queue de pelle, les voitures personnelles ou de fonction mal garées, les abus de pouvoir uniformés, les frasques sentimentales d’un adjudant, les mobiles en galante compagnie après le couvre-feu… Mais peu à peu l’atmosphère était devenue irrespirable ; on ne joue pas impunément à Big Brother. Un immense mal-être avait imprégné les pores de tous et les départs s’étaient accélérés. Même le dernier Mestre ès Bourg avait dû faire son ultime valise. Sa fille, on ne savait pourquoi, avait été retrouvée, morte, chez elle, d’une overdose. Personne n’avait compris. Tout allait si bien ! Tout était sous contrôle ! Et vlan ! Son père avait – du moins on le disait – trouvé une lettre sur la table de chevet. Mais il l’avait déchirée et jetée dans les toilettes. C’est du moins ce qu’un de ses collaborateurs avait rapporté. Mais rien n’était moins sûr. Il avait donc décidé de jeter le gant et de partir cuver sa peine.

 Vous avez l’intention de rester quelque temps ?

 Si je peux trouver un verre de rouge, pourquoi pas…

FIN

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
20 janvier 2006