Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir

Peut-être as-tu déjà eu l’occasion de voir ces documentaires où, en accéléré, l’on voit l’émergence d’une plante à partir de la graine, son déploiement soudain jusqu’à son étiolement et sa disparition. Imagine le raccourci que tu pourrais réaliser avec une caméra, puis avec un montage en défilement rapide des images, de la sortie des premières tiges et feuilles de terre des polygonum au printemps à la décrépitude marron de l’hiver.

Voilà à quoi j’ai pensé en refermant « Une brève histoire de l’avenir de Jacques Attali.

Avant de commencer l’histoire de l’avenir, voici tout d’abord en 160 pages le passage en revue de notre passé, de l’apparition de la vie, il y a 3,8 milliards d’années, au monde d’aujourd’hui rythmé par la puissance du capitalisme pulsé par le cœur de Los Angeles. Au bout du chemin, un grand vertige qui te situe aux portes de ce qui t’attend désormais. Une prouesse charpentée, documentée pour que tu saisisses le fil de l’aventure humaine. Avais-je réalisé que « l’essentiel de l’histoire économique, technique, culturelle, politique et militaire des sept derniers siècles s’explique par les stratégies employées par les puissances pour devenir le « cœur » (P. 72) ? Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York, Los Angeles… Derrière ces villes, en autant d’étapes clefs, des économies centrées sur des évolutions autour de la première industrialisation de la production alimentaire, puis vestimentaire, l’imprimerie, le développement du système bancaire, le renouvellement des transports maritimes, la révolution de la machine à vapeur, l’explosion des machines à usage domestique, les instruments de communication et distraction, dont l’ordinateur. Jacques Attali est précis et convaincant.

Mais l’enjeu de l’ouvrage est de se tourner vers l’avenir pour entrevoir le possible ou l’inéluctable, les deux. La lecture de l’ouvrage te ballotte entre espoirs et angoisse, optimisme du développement et terrible inquiétude. Dans quel maelström sommes-nous emportés ? « Vers 2050, sous le poids des exigences du marché et grâce à de nouveaux moyens technologiques, l’ordre du monde s’unifiera autour d’un marché devenu planétaire, sans État. Commencera ce que je nommerai l’hyperempire, déconstruisant les services publics, puis la démocratie, puis les États et les nations mêmes. » (p. 242) De quoi méditer au sortir de plusieurs mois de campagne politique ininterrompue dans notre francité exiguë, mais tellement égocentrique. Dérision du sauveur suprême au regard d’un tel processus planétaire.

Tout se passe dans l’enchaînement attalien comme si aucune autre alternative n’était possible. Une question se pose alors : force-t-il le trait sur l’unicité de l’incontournable ? Dans la négative, n’y a-t-il pas de quoi frémir dans l’univers orwellien revisité qui nous attend, Big Brother ayant toutefois revêtu une forme qu’on ne soupçonnait pas ? « Vers 2050, le marché ne se contentera pas d’organiser la surveillance à distance : des objets industriels produits en série permettront à chacun d’autosurveiller sa propre conformité aux normes ». (p257)

En ayant pris le temps de lire ces lignes, auras-tu retardé ce temps nouveau ou auras-tu participé à un engrenage dans lequel nous sommes tous pris, utilisateurs en lecture – écriture d’Internet ? Sommes-nous acteurs, maîtres de notre destin ou fêtus emportés dans le flot des déstructurations à venir ?

Dans son propos, Jacques Attali ne te lâche plus et te voilà emporté dans ce désir d’anticiper sur l’avenir si immédiat. 2050, c’est demain. « Le nombre de ceux (…) qui vivront en-dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de deux dollars par jour, dépassera les 3,5 milliards en 2035 au lieu de 2,5 milliards en 2006. ». Peut-on concevoir l’accentuation de tels déséquilibres sans en mesurer les risques majeurs ?

Déstabilisation du monde, conflits à venir, incertitude quant au sort même de l’humanité, cette vision synthétique ne peut que saisir le lecteur à la gorge. Guerres du pétrole, guerres de l’eau, guerres d’influences, terrorisme…, comment échapper à une telle spirale funeste ?

Mais viennent les pages de l’espoir, d’une démocratie planétaire renouvelée, dite « hyperdémocratie » : « tenter une nouvelle fois de montrer que l’humanité n’est pas condamnée à se détruire ; ni par le marché, ni par la science, ni par la guerre, ni surtout par la bêtise et la méchanceté ». Mais que de pages douloureuses pour y accéder, peut-être ! « L‘homme, nous rappelle Jacques Attali, n’a jamais rien bâti sur de bonnes nouvelles ». Et d’ajouter : « Les désastres seront, une fois de plus, les meilleurs avocats du changement ». Passage inexorable par la douleur, faute de raison. Certes, il s’agit d’abord d’une volonté de pionniers, condamnés peut-être au sacrifice de tout acte précurseur. « Quand les hommes vivront d’amour (…) / Peut-être penseront-ils un jour / A nous qui serons morts mon frère / Nous qui aurons aux mauvais jours / Dans la haine et puis dans la guerre / Cherché la paix cherché l’amour / Qu’ils connaîtront alors mon frère » aura écrit l’artiste québécois Raymond Lévêque dans une chanson symbole de paix, de partage nécessaire et de réconciliation.

Oser, se démener, militer, écrire, chanter, établir les liens, les passerelles, pour « une Terre hospitalière pour tous les voyageurs de la vie ».

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
16 juin 2007

Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006