Fernand Leborgne, Priez pour ceux qui restent à terre…

1er septembre 1945 – Première escale à Saint-Pierre pour un nouveau mousse : « Tout portait ici la marque de la France, mais les maisons étaient en bois de toutes les couleurs et les magasins débordaient de denrées. » (p.30)

Et l’achat du premier sac : « Sur mon sac, j’avais inscrit mon nom à l’encre noire. « F. Leborgne ». Longtemps, j’ai repassé sur les lettres pour qu’elles ne s’effacent pas. » (p.30)

À lire les souvenirs d’un nom qui, pour nous, aura accompagné la fin de l’histoire de la grande pêche, je ne peux m’empêcher de méditer sur ces premiers gestes porteurs d’une identité forgée dans le prolongement de la longue saga des Terre-Neuvas. Symbole du sac tout d’abord, qui lui aura coûté plus cher que sa première solde de mousse. Repère essentiel pour tremper la détermination de ne plus jamais se trouver en situation d‘être endetté. Aiguillon pour se découvrir tous les aspects de la vie de marin sur les Bancs : se former et être à la hauteur de sa tâche.

Autre symbole que cette rencontre fortuite avec un marin portugais dans son doris, lors de la première pêche, tout droit sorti, dans la brume, d’une quête ancestrale de la morue, décalée par rapport aux moyens qui se modernisaient : « Deux mondes se croisaient. L’homme avait le front bas et nous tournait le dos. Courbé dans son doris, il a remonté sa ligne. (…) Engoncé dans son suroît et sa vareuse huilée, il ne s’est pas retourné. Pour lui, nous étions des maudits. Nous faisions fuir le poisson avec les hélices de nos chalutiers à moteur. Nous empoisonnions le banc avec la fumée épaisse et notre cheminée. » (p. 36) Avait-il, dans sa solitude, tout compris de l’inéluctable ?

La 2è guerre mondiale s’éloigne ; chadburn en avant toute pour un destin qui frappe l’imaginaire de tous les gens de mer. Comment ne pas être happé par ces destinées hors du commun ? Joseph-Duhamel I et II, une aventure qui se poursuit autour d’un même nom pour deux bateaux différents à deux grands moments de la vie : « J’avais embarqué le 24 août 1945 comme mousse sur le premier et le 24 août 1957 sur le second exactement douze années après, mais comme capitaine cette fois. » (p.82)

Fernand Leborgne sait raconter. On le suit à Terre-Neuve, en Norvège, aux Spitzberg, au Groenland, dans son rapport parfois délicat avec l’Aventure, le bateau militaire d’assistance à la pêche, jusqu’à une prise « miraculeuse » au sortir du port de… Saint-Pierre, un jour de 1960 après une escale plus longue que d’ordinaire. Le voilà capitaine reconnu, appelé soudain à commander en 1961 un bateau de l’armement Pleven premières lignes de celle de Saint-Malo, avant de prendre le commandement du premier pêche arrière de l’armement : « Le 24 août 1962, le Colonel-Pleven appareillait… »

Le livre est riche d’observations : attention portée à la vie à bord d’un chalutier, les responsabilités toujours humaines : « Les vrais responsables des drames ne sont ni la mer ni le diable mais les hommes », le rapport avec les armateurs. Belle remarque que celle-ci : « « On a tous peur au moins un jour, mais on ne le fait pas voir et on ne le dit à personne. En mer, la vie n’aime pas les sincères. » (p.188) Car ces mémoires sont l’œuvre d’un homme remarquable, par son engagement, son regard affûté sur un métier qui évoluait à grands pas alors qu’il était en pleine activité. Curieux ce signe du destin qui l’amène à se dire que décidément tout est définitivement bouleversé au sortir en avril 1968 d’une escale à Saint-Pierre, en croisant un chalutier allemand et un polonais, nouveaux venus sur les Bancs : « Trop de monde sur les bancs, les marins étaient inquiets. » Car l’intérêt de ce témoignage réside aussi là : ces détails qui annoncent la dégradation incontournable de par la folie humaine : toujours plus de bateaux, toujours plus grands et l’obligation d’aller encore plus au nord, au Groenland, jusqu’au « cap de la Désolation » ! Tout un symbole. Dès 1970, les faillites se succèdent. Apparaît alors un mot qui fait vibrer nos entrailles : diversification ! « Peu à peu nous nous diversifiions. Les choses étaient en train de changer. » (p.200)

1977, les bateaux de pêche français se raréfient ; nous sommes entrés dans la bataille de la délimitation de la zone économique exclusive. Le sort de Saint-Pierre et Miquelon va également se sceller. « Une époque disparaissait. Nous commencions à entrer dans l’histoire et chacun y allait de sa plume. À ce rythme, bientôt nous serions au musée. » (p. 201)

La pêche en Atlantique nord tire à sa fin et Fernand Leborgne, en tant que directeur d’armement, se retrouve en… Afrique. Il faut chercher ailleurs. Et pour s’en sortir Fernand Leborgne se lance dans la création d’une nouvelle société, la Comapêche. Le voilà du côté armateur. À son tour de dire, dans le sillage de Joseph Duhamel, l’armateur de Fécamp, du temps de sa jeunesse, au moment du départ des bateaux : « Priez pour les marins qui restent à terre, ceux qui sont en mer, qu’ils se démerdent. »

Je lis et relis les dernières pages, celles qui réamorcent les souvenirs de souffrance, guerre de la morue, rendez-vous raté entre nos revendications à Saint-Pierre et Miquelon, pour notre survie et celles de la Comapêche pour les mêmes raisons ; manoeuvres qui ont abouti au rachat d’Interpêche par une société espagnole ; Canadiens ravis de la guerre franco-française qui détournait ainsi l’attention – Ah ! ce Grande-Hermine qui résonne encore dans la mémoire ! – ; intérêts des pêcheurs de Saint-Malo et de Saint-Pierre sacrifiés sur la table d’intérêts nettement plus grands, dans la recherche de vente d’Airbus, de sous-marins, dans l’implantation des cimentiers français au Canada… « Face à ces immenses marchés, les quelques emplois malouins ne pesaient pas beaucoup dans la balance » (p. 274) ; et ceux de l’Archipel non plus. Comment n’avons-nous pas su trouver la passerelle pour mieux nous faire entendre ? Terrible constat de 1992 : « Même les Saint-Pierrais s’étaient fait mettre dehors. Quant aux réserves de gaz et de pétrole, c’étaient les Canadiens qui les exploitaient. » (p. 287)

Découvrir un homme, un grand, une histoire qui s’accroche aux basques d’un passé récent, aux implications toujours présentes, ne se boude pas. Les « Mémoires » de Fernand Leborgne nous parlent, porteurs d’espoirs, de réussites aussi, et de cette immense frustration liée à la fin d’une grande épopée. Sans doute manque-t-il l’analyse – quelque peu amorcée sur la fin toutefois – sur le choix de l’irrémédiable quand les hommes ont oublié l’importance des équilibres. Nous n’avions pas encore intégré les périls qui menacent la planète.

Et dire que demain, il y aura d’autres témoignages, sur d’autres scènes, avec le même chemin, inéluctable, aux implications terribles quant au devenir de l’Homme.

La lecture du livre palpitant de Fernand Leborgne s’achève en quelque sorte sur une invite à une douloureuse méditation. « On ne vit pas sur le passé », dit-il. Mais pouvons-nous en tirer toutefois quelque leçon, surtout quand « à terre, les requins ce sont les hommes » ?

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
23 avril 2008

Fernand Leborgne avec Mathilde Jounot, Mémoires – Priez pour ceux qui restent à terre… Editions des Equateurs 2007, ISBN 978-2-84990-056-7