Chronique du 25 septembre 2009 (2)

Quand l’Homme rêve à la Lune…

1957 – j’avais six ans -, pour la première fois, relève la philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage, Condition de l’homme moderne, « un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers. ». Et d’ajouter : « ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre. » (p.33)

Il s’agit bien sûr de Spoutnik, premier satellite artificiel, mis en orbite autour de la Terre par les Soviétiques, le 4 octobre 1957.

Et l’auteur de s’interroger sur cet étrange « désir d’échapper à l’emprisonnement terrestre. »

2009. Depuis l’espace est devenu la banlieue poubelle de nos rêves devenus réalité. 24 septembre : il y aurait de l’eau sur la lune, apprend-on dans les journaux. Avec le même désir en filigrane qu’un jour peut-être… Pour échapper à quoi, en fait ?

Curieusement, l’ouverture de cet ouvrage, et le lien avec l’actualité d’un début d’automne, m’aura plongé dans une interrogation que je ne soupçonnais pas : ne sommes-nous pas dépendants, dans notre essence même, du lien que nous entretenons avec un milieu donné, d’autant plus fort qu’il est notre archipel originel, riche d’un passé imprégné dans nos pores, alors que paradoxalement nous souffrons d’un sentiment fort d’emprisonnement ?

J’ai donc laissé de côté l’ouvrage d’Hanna Arendt, à peine commencé, pour aller plus avant dans cette réflexion. Cette interrogation aura pris corps le jour où je réalisai qu’un homme plus jeune que moi, engagé pour l’Archipel, avait décidé de partir définitivement avec femme, enfants et bagages alors que je n’avais pas décelé, dans ses interventions publiques de signe précurseur. Avait-il donc tant besoin, soudain, d’échapper à un enfermement ?

J’ignore aujourd’hui les motivations de ce départ. Mais ce dernier symbolise pour moi le chemin qu’auront emprunté beaucoup d’autres, indépendamment de la notion d’âge, la réflexion s’arrêtant trop souvent sur la problématique des jeunes qui ne reviennent pas.

Certes, il est indéniable que plusieurs paramètres interfèrent. Mais, me suis-je dit, n’y a-t-il pas aussi la sensation d’un étouffement insupportable ?

Rien de comparable pourtant avec les années soixante où tout comportement hors normes acceptées donnait lieu à des analyses vindicatives. Paradoxalement, nous serions devenus, selon moi, beaucoup plus tolérants, un événement chassant l’autre, dans le maelström du zapping.

Mais un système oppressant ne se serait-il pas en définitive mis en place, sans que nous nous en rendions compte et que l’on a du mal à formuler ?

Sur le plan politique, le renouvellement générationnel n’a-t-il pas accentué la paralysie, dans la neutralisation de camps qui s’opposent, sans qu’une dynamique permette d’en échapper ? Hier, de fortes personnalités, dont une en particulier – je pense à Albert Pen – étaient source de clivages, mais on avait l’esprit bravache. Tenir tête, sans ambages, faisait partie du jeu. La peur, aujourd’hui, ne se serait-elle pas instillée plus durablement qu’on ne l’imagine ?

Dans le secteur privé, les clefs du possible ne sont-elles pas entre les mains de quelques rares décideurs ? Le terrain de l’initiative n’est-il pas alors verrouillé ? Qu’avons-nous vu émerger de nouveau depuis que l’on nous rabat les oreilles avec la diversification ? La fonction publique n’est-elle pas alors la voie d’une normalisation obligée, l’Archipel se transformant alors en un lieu dont on cherche de plus en plus à s’échapper, le temps d’une respiration provisoire ? Ceux qui se sentent exclus du champ des perspectives n’ont, quant à eux, que le choix d’aller voir ailleurs.

Personne, au fond, n’est dupe du système ; les rancœurs s’accumulent et se font tenaces ; les jalousies font florès ; et les coups de colère collectifs dissimulent mal les intérêts particuliers.

D’espoir meurtri en illusions détricotées, l’insulaire vient à rêver d’autres horizons, lui qui pourtant n’imaginerait pas pouvoir se séparer de son Caillou. L’enthousiasme s’étiole, le défaitisme imprègne les esprits, la morosité emplit l’espace. Le mouvement centrifuge s’amplifie alors par la conjonction d’adultes aspirant à d’autres ouvertures et de jeunes n’ayant aucune chance d’en trouver sur les îles condamnées à entretenir, dans leur souvenir, une nostalgie pétrie de déceptions le plus souvent refoulées.

Rien d’étonnant, me suis-je dit, à ce que l’Homme aspire dans un rêve fou à trouver un autre lieu d’asile en fuyant la Terre quand à Saint-Pierre et Miquelon il n’est même pas capable d’enclencher la dynamique de l’harmonie, sur des îles qui pourtant lui offraient un vrai point d’accroche.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
25 septembre 2009

Ouvrage cité : Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, Pocket, ISBN : 978-2-266-12649-6