Tango Boréal par une nuit de nouvelle lune

Considérons deux corps – elle et lui – dans la grouillante des « elle et lui », sur les pistes embuées des ardeurs nocturnes. Pas en avant, mâle dominateur, féminité qui résiste et prend qui sait le dessus… Rythme venu des bordels argentins désargentés, entré depuis jusque dans la bien-séance des biens aisés, dans l’oubli assimilateur du temps qui tout transforme. Des parfums interdits aux évidences acceptées.

Beau voyage que celui proposé au Centre culturel, à Saint-Pierre, ce samedi 22 janvier 2011, dans l’invite à la redécouverte de l’histoire du Tango, à la majuscule non usurpée. Oscillation dans mon propre imaginaire entre le programme diversifié proposé et mes souvenances de l’Etoile, Yacht Club, Biarritz, Salle des Fêtes et Joinville… La piste talquée ne restait jamais seule quand vibrait l’appel au corps à corps saccadé.

Tiens, le guitariste, je le reconnais, il est déjà venu sur nos îles ; c’était il y a un an, dans le cadre d’un concert de jazz que j’avais apprécié ; à ses côtés, une contrebasse, made in Saint-Pierre et Miquelon dans l’atelier de lutherie de Pierre Salomon ; et un bandonéon.

Trois instruments alliés pour un enchantement, trois musiciens, David Jacques, Ian Simpson et Denis Plante, ce dernier étant aussi compositeur de plusieurs pièces et présentateur, avec finesse et humour, tout au long de la soirée, pour l’osmose d’un trio, Tango Boréal.

Pour finaliser le tout, un son de qualité. De quoi se dire, bien calé dans son fauteuil : Putain ! – eh oui, madre de dios, quand on songe que le bandonéon prévu pour remplacer l’orgue dans les églises – barbarie ! de s’écrier sans doute l’orgue contrit – aura fait ses classes sans se prier dans les maisons closes, largement ouvertes !, – quelle belle soirée !

À tout seigneur, tout honneur en ouverture et fermeture, dans une boucle de Tango Libre, en guise d’invite à revenir, un grand salut de maître à Astor Piazzolla. Tiens, je ne savais pas qu’avec vingt centimètres de plus de taille – il ne faisait qu’un peu moins d’un mètre soixante -, il aurait pu être boxeur. La nature ne fait-elle pas bien les choses ? Et la culture aussi, quand elle est immergée dans une identité profonde, celle de l’Argentine. Ce spectacle aura d’ailleurs été savoureux tant par le charme du fil conducteur – le tango dans toute sa variété, de ses origines à son expansion, de la terre de feu, en passant par les Andes – David Jacques aura alors troqué sa guitare pour le charango des sommets – les grandes métropoles argentines, en Europe et dans le monde, que par la subtilité des informations qui nous étaient distillées avec finesse et humour. 1940, l’Amérique du Sud subit les effets de gouvernements répressifs, le tango jouissif est attaqué mais ne se rend pas ; il s’expatrie et se renforce.

Pointe de valse d’une Colombe blanche, au détour du programme, hommage au morceau phare de la Cumparsita, milonga des amours du terroir, interprétations d’auteurs qui auront marqué la vie du tango, comme Carlos Gardel, à l’impulsion cinématographique majeure, et puis compositions de Denis Plante, nourries du parcours de l’artiste sur des terres exaltantes, dont la forte sensibilité était immédiatement saisissable.

Le tout d’être porté par des musiciens de grand talent. J’avais déjà été accroché par la rythmique, la finesse du jeu, nourri de formation classique et d’ouvertures multiples, du guitariste David Jacques sur sa guitare à cordes de nylon lors d’une venue précédente ; le contrebassiste Ian Simpson était lui aussi bien à l’aise dans le rôle d’unité essentielle que joue la contrebasse, dans la dynamique des doigts ou dans les sonorités profondes et prolongées que permet l’archet. Et le bandonéon de Denis Plante, bien sûr, beau à voir dans son déploiement, comme une grande onde qui s’appuie sur le genou de l’instrumentiste, ou majestueux les deux bras écartés, riche de sonorités envoûtantes, comme portant tout le Tango dans l’âme de son soufflet. Recueillement, exaltation, extase, cœur à corps.

Comment ne pas citer aussi cette composition de Denis Plante dédiée aux gauchos de la pampa, « Pampa blues », dans sa virevoltante synthèse entre blues et tango ; il aura réussi à m’emporter dans le rêve des immensités toniques.

Le public conquis n’aura pu que savourer ce Tango Boréal par une nuit de nouvelle lune, quelque part sur un radeau de bonheur dans l’océan galactique.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
23 janvier 2011