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Gilles Servat, Ailes et Îles

C’est qu’il était bien présent en Bretagne sur les étals du rêve, le barde portant haut ses couleurs, noir vêtement, cheveux couleur de sel. Et je me suis plongé dans l’écoute du dernier CD de Gilles Servat, Ailes et Îles. Et je me suis envolé dès la première chanson, je te l’assure.

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Emprunt pour la mélodie du premier à la musique traditionnelle irlandaise, écriture de l’auteur de ce nouvel opus, fière filiation de « C’est mon gars », titre d’ouverture, enlevé et fougueux ; nous voilà bel et bien emportés, dans une facture, pourrait-on dire, classique. Mais l’album réservera de nombreuses surprises, tant sur le plan des atmosphères, des thèmes abordés que de la mise en forme et j’ai été conquis à l’issue d’une écoute palpitante. C’est qu’il me donne l’envie de porter mes guêtres dans des contrées lointaines (« Pays perdus, villes lointaines / Désert, forêt, mer et toundra ») : « Sur les rocs des vagues de marée haute / J’entends sa guitare insensée ».

Comment rester insensible à cette pensée pour l’histoire acadienne que le festival interceltique lui aura permis de découvrir ? « Je pense à toi, je pense aux tiens », chante-t-il à… Roland Gauvain, visiteur de nos îles. Il est tant de sillages à explorer dans le lien entre nos univers. Gilles Servat est aussi porteur, vecteur, d’une langue toujours vivace, identitaire : « Ne dors pas, ne dors pas / Ne ferme pas les yeux ». Ne portons-nous pas tous, par la poésie, les accents de la fragilité ? « Si tu dors, si tu dors / Ils voleront ta langue / et le monde né d’elle ». Gare aux évidences des permanences trompeuses, ô lecteur, ô mon insulaire, mon frère.

Gilles Servat aura traîné ses guêtres sur tant de scènes. Occasion pour lui de rendre ici un hommage aux « bénévoles » qui se démènent pour que la fête continue : « Aux scènes des festivals chante l’artiste (… ) Et moi je sais, quand les applaudiss’ments s’envolent / Qu’ils retombent douc’ment / Sur le front des bénévoles ». Une belle pensée, assurément.

J’ai goûté intensément la ballade de « Hiérarchies », dans l’oscillation entre l’essence de la vie et les détournements d’appétits cravatés : « Hiérarchies, / Qui les établit / À son profit ? » n’est-on pas alors au cœur de ce qui pousse l’artiste à écrire et chanter encore , malgré la perception du dérisoire ?

J’ai vibré à la chanson asturienne « Santa Barbara Bendita » (En el pozo de Maria Luisa) qui rappelle les « risques et défauts de sécurité des mines au début des exploitations minières », comme le précise le livret bien complet d’accompagnement, chanson mythique de la résistance pendant la guerre d’Espagne, depuis la répression sanglante conduite par le général Franco à l’aube de la guerre civile espagnole.

Je me suis défoulé, comme le feront tant d’autres, à l’écoute du « Nain charmant », une histoire de fée qui s’emmêle les pinceaux, d’une rencontre orchestrée par un « enchanteur Pinot » entre un petit ambitieux qui soudain devient roi et une princesse artiste. Humour qui décape dans une chanson à la structure et à l’écriture particulièrement réussies.

Autre titre qui retient l’attention, dans un registre entre terrible réalité et humour noir, pour l’évocation d’un thème pas évident, celui de la pédophilie dans les milieux à huile sacralisée, « La paroisse de Prêchi-Prêcha ». Une grande maturité s’imposait pour une telle synthèse, riche de subtilité servatine. (cela valait bien un néologisme)

Et j’ai répété goulument, avec l’artiste,le refrain du « Cul cousu d’or », texte d’après une chanson traditionnelle irlandaise, pleine de cruauté, de tendresse et d’humour entremêlés dans un rythme endiablé : « Et c’est non, non, jamais / Plus jamais, nom de nom ! Ce n’est pas cette nuit encore / Que j’couch’rai dehors ! ». Une filiation de « forban », je te le dis.

Bel hommage aussi que cette chanson à un auteur breton établi aux USA, Youenn Gwernig, construite sur des extraits de texte de l’auteur dont se seront inspirés de nombreux autres artistes, militant clef d’une identité bretonne ouverte. La chanter comporte toujours l’idée de fermeture ; Gilles Servat et source de l’hommage rendu sont d’une autre écriture, pour une universalité aux caractères trempés. N’en va-t-il pas ainsi de notre propre insularité ?

CD très abouti que voici donc, dans la palette des évocations multiples, poésie toujours présente, comme dans cette ballade de « Conamara ». Et pour terminer, un air d’autant plus fort que d’entrée on ressent une chanson traditionnelle bretonne, écrite et composée – n’est-ce pas là sa force ? -, par Gilles Servat lui-même : « Prenez mes mains et tournons nos bras / Si les empir’ nous séparèrent (…) Toujours la mer nous unira ». À reprendre en choeur de part et d’autre de la Grande Bleue nourricière dans la danse chaleureuse de ce qui rassemble les hommes.

Cerise sur le gâteau, une teaugâlesurserice, une jument toute chamboulée dans un rythme complètement renversant. Et me voilà tout retourné.

Henri Lafitte, Chroniques musicales
30 novembre 2011

Gilles Servat, Ailes et Îles, CD, 2011