Michel Giard, Prendre pied, tenir ou mourir !

On n’entre pas dans un tel ouvrage comme dans un roman, quoique les récits s’enchaînent, haletants, fourmillants de détails. Mais ils font sens immédiatement, dans le vécu d’un conflit qui s’éloigne, certes – celui de la seconde guerre mondiale -, mais qui nous interpelle pour plusieurs raisons. Dans son rapport à la mer, car il s’agit d’épisodes maritimes douloureux ; dans un chapitre plus particulièrement consacré à Saint-Pierre et Miquelon, « les îles de la Liberté », avec l’arrivée des Forces françaises libres, l’engagement de nombre de ceux qui nous ont précédés. Alysse et Mimosa ne sont-ils pas des noms qui suscitent la commémoration ? Ici, les mots prennent corps, pour la mémoire nécessaire, pour que les mots ne s’étiolent pas.

« Prendre pied, tenir ou mourir ! », tel est le titre de l’ouvrage de Michel Giard, publié en 2010 aux éditions Pascal Galodé. Titre fort, mais qui fait sens chez les gens de mer. « Mourir debout plutôt que vivre à genoux », telle était la devise de la France Libre.

Vingt-trois chapitres qui ainsi nous plongent au cœur d’un conflit terrible, partout sur la planète, en Norvège, aux portes de nos îles, en Indochine et ailleurs. Que de rappels intenses qui impressionnent par la cascade de noms de combattants, tous héros à leur manière, jusque dans l’oubli, s’il n’était ce genre d’ouvrage pour nous les rappeler ou faire découvrir la plupart du temps. Scènes terribles comme celle du paquebot Lancastria, coulé avec cinq mille trois cents personnes à bord, au large de La Baule : « cette catastrophe dépassait, et de loin, celles du Titanic ou du Lusitania. » (p. 43) Scènes terribles au large de la Norvège : « Yves Rivoal est blessé et brûlé au visage, aux mains et aux avant-bras. Ces brûlures superficielles ne l’empêchent pas, dans les minutes qui suivent, de participer aux manœuvres du navire. »… Car l’intérêt de l’ouvrage tient, sur la base d’un gros travail de vérification des données, sur tout le vécu humain de ces épisodes impressionnants. Il en est ainsi du lieutenant de vaisseau Jean Levasseur, qui, à bord de l’Aconit pourra venger ses camarades de l’Alysse et du Mimosa dans la chasse aux sous-marins ennemis.

Comment rester insensible au récit de l’arrivée de l’Aconit, du Mimosa, de l’Alysse et du… sous-marin Surcouf à Saint-Pierre, le 24 décembre 1941 ! Scène qui fait sens quand « le pilote reconnaît Pierre Perrin, un jeune Saint-Pierrais qui a fui le pays il y a quelque mois. » (p.53) Je me souviendrai toujours, pour ma part, de cet homme âgé qui aura voulu, à l’entrée de l’Écomusée de l’Île de Groix, à Port-Tudy me faire lire son journal de bord ; il était sur un de ces bateaux ; et ses larmes coulaient pendant que je lisais. Nous sommes tellement redevables du courage de ceux qui nous ont précédés. Moment tragique quand le 19 janvier 1942 coule le Surcouf et son équipage d’anciens pêcheurs, cent vingt-six marins soudain engloutis. Pages ô combien émouvantes !

Comment ne pas accompagner ému Marcel Legendre, qui quitte son Cotentin natal pour passer la ligne de démarcation et rejoindre la Marine. ? « Dans le train qui l’emportait loin de son Cotentin, Marcel Legendre songeait à (son) passé douloureux. S’apitoyer ne servait plus à rien. Il était condamné à avancer tout en conservant le sourire… » (p.69) Tourbillon d’humanité et d’effroi que l’auteur nous fait vivre ainsi, d’épisode en épisode. Méditation inéluctable à la mort de Gilbert Védy, alias Médéric, résistant qui montre « comment un Français peut mourir » : « N’était-il pas lui-même un exemple vivant et un reproche pour ceux qui parlent de Patrie, de France éternelle, d’intérêts sacrés de la Nation et qui par leur lâcheté, leur carence ou leur action sourde, les ont également trahis… » (p. 86) Terrible résonance…

Je me suis laissé entraîner dans la lecture de ces récits palpitants. T’es-tu jamais imaginé aux côtés de Robert Capa sur la plage d’Omaha Beach ? Des moments forts comme celui-là ne peuvent passer inaperçus. J’ai une pensée pour ceux qui aujourd’hui encore, la folie humaine n’ayant jamais de fin, risquent leur vie pour témoigner de ce qui se passe sur le terrain des opérations. Au détour d’un choc, parmi tant d’autres, « André Leloche », « un jeune Miquelonnais » à bord de l’Aventure : « le commandant s’est vu confier une curieuse mission : patrouiller d’Ouessant au Havre, pour récupérer les corps des noyés qui dérivent au fil des courants et les ramener en Angleterre pour identification. » (p.119) Autre image forte, dans cette furie, que celle des rescapés de la campagne de Normandie avec, parmi eux, « René Autin, un jeune type de Saint-Pierre et Miquelon qui a rejoint dès 1942 la France libre. » (p.134) René Autin que l’on retrouve, avec Georges Messanot, défilant avec le célèbre “4 commando” sous les ordres du capitaine de corvette Kieffer à Paris, le 26 mai 1945. Sonnerie aux morts. « En cette minute d’intense émotion, chacun songe à tous ceux qui ont jalonné l’histoire du commando… » (p.159)

Le débarquement de Normandie ayant eu lieu, la guerre n’est pas finie pour autant et l’on retrouve le Saint-Pierrais Maurice Tillard en décembre 1944 dans les combats en Alsace, avant, le conflit étant enfin terminé, de retrouver Saint-Pierre où « certaines plaies, certains conflits d’individu à individu seront longs à cicatriser, avant que la vie ne retrouve un cours normal. » (p.172)

L’intérêt de ce livre, saga haletante, vue principalement sous l’angle maritime – « marins en guerre », mentionne le sous-titre – est aussi dans le suivi des parcours humains qui nous font davantage ressentir l’intensité des drames et des sacrifices vécus, tel que Marcel Legendre, le Normand du Cotentin, qui pourra enfin rentrer chez lui, fermant une parenthèse de profondes meurtrissures.

Mais ce serait compter sans le penchant des hommes à s’entredéchirer. Car d’autres conflits s’enclenchent ; direction l’Indochine, et la France en prise aux Viêt-minh. Et l’on découvre, comme le général Leclerc, « une autre guerre bien différente de celle qu’il a menée de Koufra à Strasbourg ». (p.189) L’on vit aussi avec intensité le moment où le conflit aurait pu s’achever. La guerre aurait-elle pu être évitée ? Quel était, dans ce tourbillon, le sort de ceux qui avaient « appris à hisser le grand foc pour l’appareillage de la vie » ? (p.222) « Rien que du silence. Ces soldats, l’Histoire s’en fout !. » (p.239)

Le dernier tiers du livre nous plonge dans l’enfer de la guerre d’Indochine ; le suivi de plusieurs destinées humaines donne une dimension terriblement humaine à un chapitre de notre histoire, sans doute plus méconnue car plus récente. Les détails sont si denses qu’on se sent transporté au cœur de l’enfer. Ampleur des sacrifices, des souffrances, du carnage. « Le 10 avril 1956, après quatre-vingt-dix-sept ans de présence, l’armée française quitte Saigon. » (p.289)

Comment ne pas être saisi par un véritable tournis ? 1956, et c’est la guerre éclair, vite avortée de Suez. Parmi les retombées, liées aux rivalités entre les ex-alliés, « la volonté de faire l’Europe se renforce chez les dirigeants français. » (p.303). Le début de la sagesse ? Dés 1956, un nouveau conflit a émergé, cette fois en Algérie. Et d’autres fusiliers marins de se trouver pris dans le maelström. « Intégrer les commandos sans avoir 18 ans » ! (p.307) ; pour devenir des « bêtes de guerre »… Et la mort à… « dix-huit ans ».

Comment ne pas méditer, en reposant l’ouvrage, avant d’entamer les quelques dernières pages, cet extrait d’hommage rendu à ce jeune de Flamanville, tué dans le djebel : « … l’enfantement d’un monde pacifique n’est pas l’Affaire de quelques générations, mais (…) la durée de sa réalisation sera sans nul doute à l’échelle de l’univers… » !

De la destinée humaine ? Et je m’attarde, éprouvé, sur cette phrase du dernier chapitre, un rescapé de ces grandes folies regardant la mer : « D’un œil encore vif, il regarde les mouettes danser au-dessus du linceul bleu des morts sans croix. » (p.319)

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
23 mars 2012

Michel Giard, Prendre pied, tenir ou mourir ! – Marins en guerre, éditions Pascal Galodé, 2010 – ISBN : 978-2-355-93085-0

Disponible à la librairie Lecturama