Marcel Azzola, Chauffe Marcel !

Il est vrai que se plonger dans une biographie peut relever de la propension à vérifier si la vedette à la Une de la première de couverture a pu battre le tambour avec ses parties générales, pour paraphraser Georges Brassens et comme le rappelle Marcel Azzola, en ouverture de « Chauffe Marcel », son récit de vie, avec la collaboration de Christian Mars. Pas d’aventures de ce genre en ce qui le concerne.

On n’y trouvera pas non plus mention de sa venue en 2012 à Saint-Pierre et Miquelon, vu que son livre est paru en 2006. Je note tout de même que c’est aux éditions de… « L’Archipel ». Mais sa contribution importante à l’histoire de l’accordéon apporte un éclairage supplémentaire à la démarche originale du musée de l’Arche à l’égard de ce vénérable instrument pour ce qui a trait à notre propre vécu.

On se dit, dès les premières pages, que si l’immigration italienne n’avait pas eu lieu, pour ses parents, entre les deux guerres, on serait passé à côté d’un grand artiste. Mais comme l’a promis l’auteur, son livre, sa vie, c’est… l’instrument lui-même, qui trimballe dès sa naissance sa « mauvaise réputation », « auquel on ne saurait trouver un emploi vraiment artistique », comme le mentionnait le Nouveau Larousse de 1900. Vérité assenée d’un jour, cocasserie aujourd’hui, pour un parcours d’excellence, « du bouge au conservatoire »,(p.24) pour reprendre le nom d’une émission citée par l’auteur. Et nous voilà emportés au rythme des chansons à l’air salin, dans le sillage de Marc Orlan. De quoi nous mettre en forme et nous faire vibrer de nostalgie de ce « temps d’autrefois, où l’on chantait à toute occasion… » (p.25) Émotion qui se renouvelle encore à l’évocation de Bernard Dimey et des « guingettes ». Plaisir de remonter le temps pour des découvertes insoupçonnées – connais-tu, ô lecteur, l’histoire des guinguettes ? – ; l’histoire de l’accordéon est aussi une imprégnation de bouleversements sociétaux. Intéressant aussi cette synthèse à propos du musette, « fruit de la rencontre entre la musique « légère » de Paris, la cabrette auvergnate et l’accordéon italien. » (p.370) Comment ne pas être enchanté de cette synthèse entre deux communautés de migrants ? : « la première roulait les « r », la seconde faisait chanter les voyelles » (p.39) Et puis il est des anecdotes désopilantes, comme celle touchant Jo Privat et Fréhel. À savourer en page 46.

Effervescence endiablée, swing, rythmes manouches, jazz et figures mythiques, Gus Viseur – du coup, je me suis réécouté la « flambée montalbanaise » ; au passage je te conseille « Around Gus », avec Marc Loeffler, si d’aventure tu ne le connais pas, tu ne seras pas déçu -, Tony Muréna (écoute la Migliavacca, par l’artiste bien sûr), Django Reinhardt (que serions-nous sans les roulottes ?), Stéphane Grappelli ; on se dit qu’on aurait bien aimé se trouver dans ce maelström musical ; la lecture vient compenser les frustrations, tant les rencontres sont riches. Assister d’une manière simple à la naissance du quintette du Hot Club de France « derrière le rideau du Claridge », (p.83) à Paris, fait partie du parcours buissonnier et enchanteur. Dans son cheminement de « jongleur de notes », (p.91) qui aura imprégné son entrée dans la carrière, on comprend pourquoi, quelques décennies après, la soirée au Centre culturel de Saint-Pierre aura pu constituer pour nous un moment particulièrement fort : « quand je n’étais pas quelque part entre Lannion et Tarbes, à la Fête de l’Huma, (…) ou en train d’accompagner un chanteur en tournée, j’enregistrais des musiques de film pour Jacques Tati ou des disques à titre personnel. » (p.96) Vient la rencontre en 1960 avec Lina Bossatti, celle qui nous aura aussi enthousiasmés en 2012, tant par sa virtuosité que sa personnalité chaleureuse sur scène.

Un livre qui te donne le tournis tant l’on côtoie de musiciens de renom, tant l’on s’imprègne d’ambiances musicales, tout en revisitant la France de l’entre-deux-guerres, puis de l’après l’après-seconde et la recherche folle de l’insouciance. Mais aussi l’oubli, alors, des guinguettes et des improvisations : « Une vague de mauvais flonflons a donc déferlé sur la France (…) au point que l’accordéon a fini par devenir synonyme de soupe musicale bas de gamme, tout juste capable de faire danser des couples de retraités cacochymes. » (p.106)

L’attention louable portée sur notre temps des bals – et donc à l’accordéon – ne s’accompagne-telle pas, paradoxalement, du risque d’enfermer l’instrument dans le seul registre musette ? Je me suis posé la question à chaque visite de l’exposition au musée de l’Arche. Ne constatons-nous pas le peu d’engouement dans le renouvellement des générations à son encontre ? Pourtant, que de potentiel, qu’il est bon de retrouver au fil de la lecture. Si j’ai laissé de côté les disques d’Édouard Duleu de mon enfance, je me plonge souvent avec délice dans l’écoute d’Astor Piazzolla ou de Chango Spasiuk. Et la place que peut prendre l’accordéon au cœur de la chanson ! Marcel Azzola en est aussi l’incarnation. Je me suis dit que la mise en relief de ces pages de plaisir qui auront marqué notre Archipel ne peut qu’inciter à ne nouvelles ambitions de bien-être ; la pratique intensive d’un instrument ouvre ensuite les voies de tous les possibles. Brassage et ouverture sont nos chances pour demain.

Chanson donc et des artistes clefs comme Yves Montand que Marcel Azzola accompagne dans les pays dits de l’Est, puis aux États-Unis, « au Canada, au Brésil et au Japon. » (p.124) « À l’école des meilleurs, on ne perd jamais son temps », disait Patachou. (p.125) Défilent de grands noms encore, Édith Piaf, Patachou, Léo Ferré (souvenir attachant d’un jour aux Francofolies), Georges Moustaki, Georges Brassens, Bourvil, Barbara, Juliette Gréco et tant d’autres. Et Brel, le Grand Jacques ! Chaque fois des observations passionnantes. Époustouflant. « Chauffe Marcel ! » Le bouquin entre les mains, tu as forcément les neurones en ébullition. Et l’envie d’écouter avidement, de revisiter tous ces révélateurs de l’impensable.

Les pages consacrées à Jacques Brel sont bien évidemment intenses, à l’unisson de cet auteur-compositeur-interprète majuscule. Cette intensité n’est-elle pas d’ailleurs mise en exergue, dans la joie partagée, en première de couverture ? Après avoir lu l’avant-dernier chapitre, « il s’appelle Jacques Brel », une nouvelle écoute de son dernier album est incontournable. Lire les passages consacrés aux différents titres, puis laisser la place au Grand Jacques, un régal. « Pourquoi ont-ils tué Jaurés ? », par exemple. Et le « filet d’accordéon solo juste derrière la voix. » (p.168) « De l’émotion à fleur de peau » (p.168). « Monument d’émotion et de dignité », comme l’a écrit de son côté Marc Robine dans son « Grand Jacques ».

Quoi de plus excitant, après un tel parcours, de poursuivre avec le titre « La renaissance », du dernier chapitre. La saga se poursuit ; on aura pu le constater nous-mêmes, en live, bien après la dernière page. Un grand bol renouvelé de jouvence musicale, en quelque sorte. Richard Galliano, Didier Lockwood, Christian Escoudé, Lina Bossatti, bien sûr, d’autres noms qui s’égrènent. Et en post-scriptum, la vie qui « recommence tous les matins »

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
14 avril 2012

Marcel Azzola, Chauffe Marcel ! Mémoires – L’Archipel – 2006 -ISBN ; 978-2-84187-853-6

Disponible à la librairie Lecturama