Yvon le typhon – La vie du père Yvon 1888-1955

Je me suis surpris – pas tant que ça au fond -, comme l’auteur, à m’intéresser à la vie du Père Yvon, Yvon le typhon, comme le met en exergue l’ouvrage biographique d’Alain Guellaff, paru à L’ancre de Marine, en 2007. Certes, parmi tant d’autres livres, figure en bonne place « Avec les bagnards de la mer » de ce religieux particulier, figure centrale de la recherche historique, captivante dès les premières lignes.

Personnage hors du commun dont le parcours fait obligatoirement sens pour tout insulaire conscient de tout ce qu’il doit aux pères fondateurs de son point d’ancrage, sur les Bancs de Terre-Neuve.

Père Yvon, né Jean-Marie Le Quéau, breton entier de caractère, capucin à l’orée de son parcours d’homme. Enrôlé très vite en tant que caporal brancardier dans la folie meurtrière de la Grande Guerre. Le courage qui le fait sortir du lot immédiatement – plus intrépide que son dieu planqué au paradis, oserai-je ajouter – ; capucin, certes, mais homme au cœur de la mêlée ; pas d’état… d’âme, dans une telle boucherie. L’intérêt est que nous disposons immédiatement de documents riches d’informations, comme les courriers rédigés par le caporal brancardier lui-même. « Il y a même une certaine catégorie de cadavres dont le « trimballement » est réservé au « caporal », ceux qui sont restés quelques semaines sur les champs et sentent l’odeur de rose. »  (p.24) D’autres éclairages s’ajoutent à ces récits qui, en quelques mots, nous révèlent des aspects inattendus de cette interminable guerre, comme cette scène de fraternité entre belligérants un soir de Noël.

Du coup, comme un flash, j’ai pensé à Bruno Brel, dont le Boyau de la mort m’avait beaucoup frappé (http://www.mathurin.com/article2824.html) Et le père Yvon qui porte sans relâche secours aux blessés innombrables ! Lâché par le Très-Haut au cœur de l’enfer ! Blessé à son tour, comme pour l’éprouver davantage. Médailles militaires. Et l’envie, très vite, de retourner au front. Mais inapte à la guerre, du fait de ses blessures, le voilà replié à Lorient. Il sera ordonné prêtre, à Rennes, le 21 mai 1921. Et l’on n’est pas surpris de voir un religieux qui fonce dans la mêlée dans sa Bretagne en proie à de multiples convulsions. Période de sa vie qui nous permet de mieux saisir la personnalité exceptionnelle de celui qui se préoccupera bientôt du sort des forçats de l’océan. Du coup je ne m’attarde pas sur son obstination à pourfendre le tango lascif, « ce coït vertical » (p.77) ; belle semence verbale, en vérité ; on a beau être prêtre, on n’est pas pour autant un petit saint. Mais j’ai une pensée pour ce temps de mon enfance où l’écoute de certaines chansons de Georges Brassens était un sacrilège. Bref, il fallait de la trempe pour préparer le futur chevalier des Terre-Neuvas.  « Mes pièces sont en batterie et chargées, écrivait-il ; je vais attaquer » (p.76) Pas question de faire dans la dentelle pour ce « Capucin en folie » comme le qualifiera le journal anticlérical d’alors, La Dépêche de Brest ; il tirera encore tant de boulets y compris lors du conflit école-privée/école laïque que sa hiérarchie perturbée l’enverra au calme pendant un an mener sa vie de moine reclus à Dinard.

Quoi de mieux que la mer pour qu’un tel phénomène prenne le large ? C”est ainsi que peut se tisser l’étoffe des héros. « La Ste Jeanne d’Arc va repartir du Havre le 24 avril pour St-Pierre et Miquelon, puis Sydney, Cap Breton (…) Il lui faut un aumônier, j’ai pensé que vous seriez the right main in the right place » (p.93), lui écrit-on le 22 avril 1933 à l’aube d’une fabuleuse aventure où le nom des Œuvres des mers a toute son aura sur notre Archipel. Comment ne pas être sensible au fait que les deux premiers bateaux d’assistance se soient appelés le Saint-Pierre et le Saint-Pierre II ? Et son premier voyage l’amènera à… Saint-Pierre et Miquelon où il rencontre le préfet apostolique, Mgr Poisson ! J’ai toujours été sensible, pour ma part, aux clins d’œil des mots. Et le père Yvon de trouver très vite sa place auprès des pêcheurs, sur les Bancs. Il a compris qu’il faut être auprès des marins. Il veut témoigner des souffrances qu’il découvre ; il utilisera les évolutions technologiques, dont celle d’une caméra cinématographique :  « Yvon a décidé d’agir en militant, il fera un cinéma militant » (p.118). Il aura suffi d’un voyage pour que désormais il prêche une « doctrine sociale ». L’océan n’est-il pas révélateur de la vérité de l’homme ? Et le voilà parti sur la Ville d’Ys. « C’est à cette époque qu’il commence à imaginer d’armer « un bateau qui n’aurait pas l’allure bourgeoise de la Ste-Jeanne d’Arc, ni l’impressionnante masse de ce monstre de fer armé de canons » ». (p.121-122) Le futur St.Yves.

J’ai marqué une pause pour écouter « Ceux qui ont nommé les Bancs », beau témoignage en chanson de la dureté de la vie sur les Bancs : « Ceux qui ont nommé les Bancs / les ont bien mal nommés / ils en font des louanges / ils y ont jamais été / s’ils faisaient une campagne / comme nous venons de faire / ils diraient que Saint-Pierre / c’est un pays d’enfer!… »

C’est lors d’une escale à Saint-Pierre qu’il écrit une pétition : « Pétition des marins de la Grande pêche pour obtenir une assistance matérielle, médicale et religieuse sur les Bancs de Terre-Neuve et du Groënland ». (p.125) Le projet du St-Yves prend consistance. Peu intéressé par les visites protocolaires de la Ville D’Ys, il fait porter ses affaires au Presbytère et prend ses dispositions pour développer ses films. Pages qui retiennent l’attention aussi dans les informations qui touchent nos îles elles-mêmes. Puis suit bientôt un expérience en situation, riche d’enseignement, à bord d’un bateau de pêche, l’Alfred.

Il est des phrases qui méritent d’être saluées : « Le lendemain, l’Alfred est comme une amande dans du nougat tant la brume est épaisse. » (p.133) Quant à celle du même père Yvon sur les ondes radio de Saint-Pierre en mai 1934 : « Malheur aux riches! » (p.135), elle fait partie des épisodes de notre vie insulaire qui méritent d’être revisités. Cri poussé contre des commerçants qui s’étaient réjouis du naufrage d’un navire livrant directement des marchandises aux bateaux de pêche en mer et qui leur faisait, selon eux, concurrence. Une page peu connue de notre histoire, que l’on peut ainsi redécouvrir. Et l’occasion de mesurer, une fois de plus, la force de caractère de l’aumônier.

C’est le 5 octobre 1934 que « le projet Saint-Yves est dévoilé à Saint-Pierre et Miquelon par Mgr Poisson. » (p.147). 1935, le navire-hôpital est sur les Bancs. Le père Yvon « est parti en croisade : C’est la lutte de la charité et l’amour de son prochain contre les riches esclavagistes barbouillés de faux christianisme. » (p.161) Comme il l’écrit : « À Terre-Neuve, il n’y a qu’une loi : le poisson donne, il faut le saisir. Et cette loi, c’est celle des armateurs qui se souvient davantage de leur portefeuille que du sort de leurs équipages. » (p.170) Ses propos sont appuyés par les films qu’il réalise. Combat titanesque qui dérange ce que l’on appellerait l’Establishment. Mais des progrès pourtant, comme l’autorisation de diffuser sur les Bancs, Radio-Morue, les Marraines des mousses… Du réconfort pour ceux qui triment. Dans les jours qui suivent les accords de Matignon pour les 40 heures et les congés payés, il est à Saint-Pierre ; il « adopte un chien, un terre-neuve » (p.191) qu’il appelle « Blum ». Le Père Yvon est persona non grata chez les nantis et le voilà remercié des Œuvres des mers, en novembre 1937, après cinq ans de militantisme acharné sur les Bancs de Terre-Neuve et du Groënland. « Avoir eu le courage de parler m’a valu l’hostilité des armateurs et des Œuvres de mer qui sont liés par la chaîne d’ or », écrit-il.(p.212)

Dernier tiers de l’ouvrage. Le voilà envoyé en mission… aux Indes où il découvrira un autre monde de la misère. Terrible. « Ici c’est le pays de la dent de l’Ogre. » (p.226). Séjour dont il rapportera films et récits. De retour en France, c’est l’entrée en guerre et le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Comment, au fil de ces pages, ne pas être intrigué par les contradictions apparentes entre ce qui relève, dans son parcours, d’une pensée qu’on qualifierait aujourd’hui d’intégrisme et le regard novateur envers les exploités ? Les chapitres qui se succèdent nous apportent des éclairages à même d’enrichir notre réflexion, sans réponse absolue. La Bretagne est occupée, comme une partie du couvent où demeure le Père Yvon qui continue de vaquer à ses occupations tournées vers l’édition de ses livres. « 6 juin 1942, le port de l’étoile jaune est obligatoire pour tous les Juifs » (p.272) ». Et le bouillant aumônier de se mettre une étoile jaune sur la poitrine avec « catholique » inscrit dessus avant de foncer à la kommandantur. Intéressant de noter encore sa détermination à se préoccuper du sort des Terre-Neuvas. L’amertume est présente, avec le recul depuis qu’il a été évincé : « Le grand scandale, écrit-il, est que la masse des travailleurs a été abandonnée par l’église. La vérité est que le peuple nous hait alors qu’il aurait dû nous bénir. » (p.286) Ces chapitres, au-delà du seul parcours du « moine rouge » donnent des éclairages intéressants quant aux déchirements de la société, y compris sous l’Occupation allemande. Le Père Yvon, lui, est en phase avec le discours anti-libéral de l’archevêque de Toulouse qui déclare, en 1943 : « La répartition des richesses est à réviser. » (p.300). Thème qui résonne étrangement encore en… 2012.

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
1er avril 2012

Alain Guellaff, Yvon le typhon – La vie du père Yvon 1888-1955 – Editions L’Ancre de Marine 2007 – ISBN : 9782841412136

Disponible à la librairie Lecturama