“Feux de mer”

Eh bien, poursuivons la rubrique « Phares », histoire de bien baliser, n’est-ce pas ? « Feux de mer » de Louis Le Cunff, publié en 1992, nous entraîne dans ce même univers particulier de ces tours de vie en condensé. Mais le regard, à la différence de celui de Louis Cozan, est extérieur, plus analytique, dans l’historique, les modalités de fonctionnement. Un feu sur la mer nous faisait davantage vibrer d’émotion ; Feux de mer s’adresserait-il davantage à notre intellect ? Il n’est pas de frontière absolue entre les deux approches. Le premier chapitre, centré sur une famille, gardiens de phare de père en fils, les Kerfriden, nous touche, dans cette passion relayée de génération en génération. On y parle du phare des Pierres noires, au large de la Bretagne, évoqué dans l’autre livre. Sans doute sommes-nous désormais en terre de reconnaissance… exploratrice.

L’approche générale est informative ; ainsi en va-t-il du rôle essentiel d’Augustin Fresnel grâce à une invention qui allait révolutionner le monde des phares. Ou de la liste impressionnante des naufrages aux alentours de l’île de Sein « trente-cinq naufrages en vingt-cinq années ». (p.85) Ou encore de « l’épopée » de la construction du phare d’Armen, au large de l’île de Sein. On ne peut qu’être frappé en effet par l’ingéniosité dont aura fait preuve l’être humain pour ériger des tours sur de tels fragments de roche, « roche vaguement aperçue à travers les lames et l’écume » (p.92), quand émerge… le projet fou en 1865. Nous entrons d’ailleurs là dans un moment fort de ce livre. Ce seul rappel des conditions de la construction du phare mérite notre attention. Des années se succèdent où l’on ne peut travailler sur la roche que pendant… quelques heures. « Deux hommes descendaient sur la roche, munis de leur ceinture de sauvetage, se couchaient sur elle, s’y cramponnant dune main, tenant de l’autre un marteau et travaillant avec une activité fébrile, incessamment couverts par la lame qui déferlait par-dessus leur tête. » (p.99) Les exploits ne se résument pas au seul temps des pyramides. Exploit encore que la lutte par les trois occupants d’Armen lors d’un incendie majeur en 1923. Mais ne sommes-nous pas dans un univers tumultueux ?

Touché par le livre de Louis Cozan, dans l’intensité de son vécu, je prolonge ici la découverte du phare de la Jument, dans le suroît de Ouessant, par le compte-rendu détaillé de sa construction épique. Legs d’un bienfaiteur qui impose cependant sept ans pour la construction de l’édifice. Pari tenu, certes, dans des conditions extrêmes, mais bâtisse qui nécessitera de nombreuses interventions, tant elle sera très vite ébranlée par l’assaut des vagues. Je mesure une nouvelle fois ce qu’aura pu ressentir Louis Cozan – longtemps après pourtant -, voyant un cendrier glisser d’un établi le phare ayant soudain bougé, malgré les câbles qui renforcent désormais son assise. Le récit de la première tempête bouleversante par Louis Le Cunff prend aussi à la gorge, tant on se sent soudain assailli par les coups de boutoir de la mer en furie. « On eût dit qu’un énorme bélier était jeté sans arrêt contre la base de la tour. Les ébranlements étaient si violents que les hommes pensèrent à plusieurs reprises que leur dernière heure était venue et qu’ils allaient, l’instant d’après, s’abattre avec le phare, dans la mer. » (p.148)

Pages haletantes également que celles consacrées aux bateaux-feux avec « lanterne à feu tournant », quand l’érection d’un phare n’était pas possible, épisode terrible de sauvetage dans un coup de tabac en mer du Nord, le bateau-feu ayant rompu le câble qui le maintenait au corps-mort, « par moins quinze degrés au-dessous de zéro » (p.184) en 1933, qui ne donna lieu, en son temps, qu’à une quasi indifférence de la presse.

Livre riche d’informations quant au monde des Phares et Balises, environnement qui s’élargissant aux efforts identiques en Angleterre avec leurs spécificités, mais aussi leurs lots de souffrances, a des résonances fortes dans notre contexte insulaire. Témoignage vibrant de tous ces efforts déployés pour assurer la sécurité et répondre aux urgences des fortunes de mer. Beau chapitre également que celui consacré aux « vestales de la mer. » Car il y eut des femmes pour garder les phares et l’auteur ne manque pas de nous relater des épisodes qui suscitent l’admiration.

Sans doute en ressortons-nous plus sensibilisés encore à cette grande exigence d’humanité qui souffle jusque dans les endroits les plus ballottés par l’adversité océane, dans un « bouillonnement de lames et d’écume. » (p.232)

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
15 juin 2012

Louis Le Cunff, Feux de mer, Editions L’Ancre de marine, 1992 – ISBN : 2-905970-44-8

Disponible à la Librairie Lecturama