Michel Onfray, L’ordre libertaire

Dans l’avion qui m’emmenait vers la France, en ce mois de mai 2012, j’ai relu L’Étranger de Camus. Pourquoi ? Comment expliquer ce désir de se replonger dans un livre qui aura fait partie des lectures obligées de mon adolescence ? Sans doute en subsistait-il le fil conducteur d’une relecture nécessaire. Je n’ai jamais lu l’intégralité de l’œuvre de ce grand philosophe-écrivain. Mais La Peste m’aura marqué. Épidémie, enfermement administratif, et l’homme qui se révèle, dans ses bons et ses mauvais côtés…

Michel Onfray fait aussi partie des auteurs qui accompagnent ma réflexion. Son Manifeste hédoniste aura retenu mon attention. Et j’aurai eu envie de me plonger dans cette convergence entre lui et Camus, dans « L’ordre libertaire – La vie philosophique d’Albert Camus. » Ordre libertaire…, deux termes contradictoires. Pourtant…

Comment mesurer l’importance d’une rencontre ? Avec un instituteur, par exemple, qui lit, en classe un extrait de Roland Dorgelès, Les croix de feu, sur la guerre de 1914-1918, ; Albert Camus y a perdu son père ; l’instituteur aura été de cette sale guerre. L’enfant pleure ; l’instituteur aussi, en rangeant le livre dans la bibliothèque. Repère inoubliable dans la marche contre l’inacceptable. Michel Onfray est fluide dans son approche et, par là même, convaincant. Une lecture personnelle, un recul toujours nécessaire et la convergence possible.

Prendre le chemin de la vie, une évidence ? Une vie ne suffit sans doute pas pour en mesurer le défi. Onfray, parlant de Camus, permet d’étoffer encore cette réflexion, cette recherche, ce combat. Car il ne s’agit pas, en effet, d’un échafaudage théorique, mais de ce qui nourrit son propre engagement. Aussi ai-je abordé cette lecture avec ce fil conducteur. Un livre qui tient dans les mains, je te le dis, avec 540 pages d’analyse, suivies de notes diverses, dans lequel tu t’immerges dans Albert Camus, certes, mais dans Michel Onfray, forcément. Toute approche est point de vue. Quel est le sens de l’insularité dans le brassage du monde ? Pour quelle insularité doit-on se battre ? Je m’éloigne ?

« Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. » (p.100) Ça se saurait ; ne pas se bercer d’illusions ; il faut alors trouver d’autres fils conducteurs, pour « le sublime de la vie », sans dieu, malgré « le tragique de la mort. » (p.105) N’être qu’à sa place dans l’univers, tout un programme ! Un défi pour les Sisyphe que nous sommes.

Choisir, encore et toujours, y compris sur nos îles, par « pulsion de vie », quoi de plus aiguillonnant ? Le défi est présent, jusque dans le regard que l’on peut porter sur nos orientations collectives, sur nos débats politiques, voire nos déchirements. N’est-il pas essentiel alors de se décentrer pour essayer d’y voir plus clair, pour éviter les enfermements qui nous guettent sans cesse ? Quelle est la portée de vie des choix retenus ? À écouter les nombreux témoignages de morosité ou de fatalisme, la question me tarabuste, en permanence. Ne sommes-nous pas en proie à des sujétions insoupçonnées ? Servitude volontaire ou inconsciente ? Quelle identité voulons-nous affirmer ? Quelle joie mettre en œuvre quand le soleil est fugitif ? Car nous sommes loin, en ce qui nous concerne, des terres méditerranéennes, nourricières de la pensée de Camus. Ne suffit-il pas d’un printemps exceptionnel de clarté pour nous bousculer au débotté ?

« L’artiste est l’antidote de l’Histoire : le premier défend la liberté là où la seconde enseigne la nécessité. L’homme de l’art veut la Beauté dans une époque qui ne la souhaite plus. » (p.164) Il est des repères qui transcendent nos vécus respectifs, des fils d’Ariane dans chacune de nos Odyssées.

Camus aura été tuberculeux, très jeune. « À dix-sept ans, se savoir lentement mais sûrement rongé de l’intérieur installe sur un terrain (…) particulier. » (p.183) On ne peut plus tricher alors avec ce qui nous anime. Faut-il toucher aux limites de la fragilité pour mesurer toute la force de la vie ? Sans doute, car l’on échappe alors à l’inconscience. Mon cheminement aura voulu que les plus beaux témoignages nourriciers de positivité sont venus de ceux qui auraient pu baisser les bras. J’y pensais encore, déambulant dans un Saint-Pierre nocturne où la morosité suintait de tous les pores.

Se révolter, contre soi-même d’abord, pour insuffler un élan, source de vie. Nous n’échappons pas sur nos îles à cette absolue nécessité, alors que le système technocratique aura fini par nous anesthésier. Chaque société – et c’est le cas à Saint-Pierre et Miquelon – voit, dans le cours du temps, le renouvellement de ses interpellations.

Lire Camus, ou Camus vu par Michel Onfray, t’amène au fil des pages aux digressions possibles et toujours exaltantes. N’est-il pas vivifiant de se remettre en question dans les allers-retours avec d’autres expériences ? Je ne suis pas, ô lecteur, pour une insularité libertaire passive. J’écris ces lignes un jour de fête des marins sous un soleil ardent. Mais qu’en est-il de notre activité de pêche ? Comment réagissons-nous à une usine fermée depuis plusieurs mois maintenant ? Quel flambeau peut-il nous animer demain ? Être partisan du brassage tout en étant contre la déliquescence de ce qui nous transcende dans notre originalité… ; vie et défi.

Accompagner Michel Onfray dans l’analyse des prises de position de Camus dans des moments extrêmement difficiles – deuxième guerre mondiale, guerre d’Algérie -, aide à porter le regard sur le présent en proie à une complexité toujours renouvelée, nos sociétés étant triturées d’autres bouleversements. Puiser dans le passé pour mieux appréhender le présent. Stéphane Hessel ne participe-t-il pas de cette même démarche quand il nous renvoie, pour aborder le présent, au « programme élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil National de la Résistance » ? ( Indignez-vous, publié en 2010, p. 9) Cheminer vers la conscience de la méthode vivifiante : « le pire menace, il est la pente naturelle ; le meilleur se conquiert, (…). » (p.319)

Sans doute pouvons-nous être déstabilisés par les pages décapantes sur Baudelaire – coup de griffe sur le dandy -, Lautréamont, Sade, Rimbaud, les surréalistes. Peut-on puiser de l’émerveillement dans des univers d’écriture pour lesquels l’on peut aussi garder ses distances ? Que serait un livre s’il n’était pas perturbant ? Rien ne nous empêche de partir en quête des recoupements nécessaires pour élaborer son propre jugement.

Difficile de résumer un tel ouvrage, une telle somme de réflexion. Camus aura vécu une période déchirée de l’Histoire ; Michel Onfray nous le situe dans le rapport au marxisme, à la philosophie de Hegel, à celle de Nietzsche, au bolchevisme, au national-socialisme, dans son opposition aux analyses de Jean-Paul Sartre. Il appartient à chaque lecteur de s’ouvrir ainsi les portes de sa propre réflexion. Lire Michel Onfray et retourner aux sources de Camus, projet de longue haleine, pour « qui veut pacifiquement la paix, intelligemment le socialisme, humainement la fraternité » (p.372) et le gouvernement éclairé de soi.

Belle analyse que celle qui nous sort d’une pensée binaire facile quant au douloureux chapitre de l’Algérie. « Vérité de La Palisse, on ne peut faire que ce qui a été fait n’ait pas eu lieu. » (p.409) Mais on peut revisiter une pensée, celle d’Albert Camus, en méditant sur toutes les manipulations possibles, au cœur d’événements qui dépassent les hommes. Comment réagissons-nous aujourd’hui, face aux nouveaux rendez-vous avec l’Histoire ? De quelles ficelles risquons-nous souvent d’être les marionnettes ? N’est-il pas difficile, dans la tourmente, d’être à la hauteur de ce qui devrait nous guider, l’humanité ? S’extraire des replis binaires, quelle entreprise ! Au sortir d’une année électorale qui en France aura révélé tant de crispations, cette phrase mérite d’être méditée : « La légende nationale a toujours besoin de se créer des ancêtres décrétés généalogiques, mais toujours au détriment de l’histoire véritable saturée d’un divers vivant et grouillant de peuplades. » (p.453)

Au moment de clore ce livre particulièrement dense – j’ai laissé tellement de points d’approche de côté -, en guise de point de suspension, pourquoi ne pas reprendre, en pensant à Michel Onfray, cet extrait de lettre de René Char à Albert Camus : « cette lecture m’a rajeuni, rafraîchi, raffermi, étendu. » (p.340) … « Pari sur l’intelligence libertaire »… (p.416)

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
19 juin 2012

Michel Onfray, L’ordre libertaire, Flammarion, 2012 – ISBN : 978-2-0812-6441-0

Disponible à la librairie Lecturama