Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée

Je ne suis pas croyant – du moins, ne le suis plus, – au sens d’un asservissement à quelque divinité créatrice qui de surcroît nous ressemble, ou vice-versa, tant nos pensées sont engluées dans les représentations qui jalonnent notre existence. Mais tout m’intrigue, y compris Dieu, sa mère, sa sœur, sa femme, son chameau ou son chat… Aussi me suis-je lancé sur le chemin de Compostelle – pas fou quand même – pris par Jean-Christophe Rufin dans son récit « Immortelle randonnée ». Sans doute étais-je guidé par le hasard – j’y crois -, le souvenir d’un pèlerin demandant où crécher au Puy-en-Velay. Oui, j’ai été frappé par cet endroit, les rues en pente, chemin de pierre conduisant à une immense statue au sein de laquelle on pouvait poursuivre son ascension. Puis mes pas ont croisé le chemin des pèlerins dans le Béarn et les chemins tortueux ont exalté mon imagination.

Bref, j’étais prêt, sans doute, pour tenter d’assouvir ma curiosité, fesses au chaud et doigts en forme de marque-pages. Dès les premières lignes, le sens de l’observation percutante, le style fluide, l’humour de l’auteur donnent des ailes au moindre porteur de guêtres. C’est du donnant donnant : vécu de Jacquet pour une jaquette rouge et 259 pages d’exaltation, tu peux me croire. Et ça m’arrangeait, je te le dis ; pas question pour moi de me taper 1000 bornes – tiens, ça me rappelle un jeu de mon enfance – à pied, alors que je n’aurai jamais parcouru les 25 kilomètres de la foulée annuelle Langlade-Miquelon. Ça n’empêche pas de s’interroger sur ce qui peut faire autant crapahuter, vers Compostelle, bien sûr, même s’il y a des coquilles Saint-Jacques sur la Grande Île. La foi, le banquet final, les rotules bien huilées… Sont-ce des motivations suffisantes ? Se retrouver sur le Chemin ! Pour très vite, tomber des nues et retrouver la Terre : « en quittant le domaine du rêve et du fantasme, le Chemin apparaît brutalement pour ce qu’il est : un long ruban d’efforts, une tranche du monde ordinaire, une épreuve pour le corps et l’esprit. » (p.38) Mais alors… Découvrir comment on devient un autre, ça le fait, non ? La lecture du récit de Jean-Christophe Rufin t’entraîne sur ce chemin. Un ancien ambassadeur de France qui devient gueux par choix, ça ne court pas les couloirs des préfectures, je te le dis. Il est lieux où l’on oublie aisément qu’à chaque jour répond l’appel des gogues. « Tout perdre, pour retrouver l’essentiel »…, il y faut une grande volonté et laisser de côté sa cravate.

Lieux traversés, rencontres, évolution des mœurs, l’auteur a le regard vif et nous ouvre la besace de ses observations dans une succession de croquis léchés et captivants, à l’instar de ces « chaussettes (…) au vent comme des oriflammes sur le camp d’une armée en campagne ». (p.70) Car marcher, c’est pas forcément le pied. Au bout de huit jours de marche, la tentation est grande de vouloir mettre… à pied le fanfaron de l’illusion première. Jean-Christophe Rufin sait nous faire pénétrer dans l’univers des grandes interrogations existentielles, écriture pétillante de saveur. « Telle la statue du Commandeur, le Chemin est là, qui pointe sur vous un doigt accusateur. » (p.820 Le récit s’enchaîne au fil de petits chapitres rythmés comme il se doit, chacun avec son titre en guise de chapeau pour te saluer, toi l’immobile sur ton séant de lecture.

On se laisse porter par le plaisir de parcourir le nord de l’Espagne, à partir du Pays basque, cap à l’ouest, regard du marcheur, entre sous-bois ombragés et fronts de mer outrageusement défigurés par « une troupe immense de murs au garde-à-vous » (p.92). Beauté, laideur, havres de rêverie, modernité repoussoir…, sans oublier le « royaume des pieds qui puent » (p.113) quand vient le temps des haltes. Récit nomade peu ordinaire, en effet, et captivant, au demeurant. À le suivre, j’ai eu la sensation d’entrer dans un parcours initiatique, lecteur échappé d’un roman de Chrétien de Troyes, à disposition du guide. « Le marcheur a déjà connu des centaines d’heures de solitude. Il avance vers le Grand Secret, même s’il ne fait que le pressentir. » (p.133) Pays basque, Cantabrie, Asturies, Galice, comme autant de grandes portes horizontales. On entre avec curiosité dans l’introspection évolutive du Jacquet, « dans l’alambic du Chemin » dans une mue qui se jouera en définitive du surnaturel, « le moi en résonance avec la nature. » (p.169)

J’aurai goûté jusqu’à la dernière ligne cet hydromel de transcendance, pensée livrée au plaisir de savourer les coups de pinceau multiples pour une fin de parcours qui t’ouvre, ô lecteur, à ta propre interrogation, pour avoir perdu pied avec ton ordinaire.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée – Compostelle malgré moi – Éditions Guérin 2013