“Les îles de la Miséricorde”

Henri Queffélec, une nouvelle fois, comme une corne de brume qui rythme tes jours et tes nuits par purée de pois persistante de juin. Eh oui, ô lecteur ! Je t’imagine avide de ressentir le dégoulinement de l’épaisseur moite de la grisaille qui estompe formes et contours ; plus rien que tes yeux dans le sillage des pages qui t’envoûtent. J’y suis, au moment où j’écris ces mots, oui, au cœur d’une journée d’été où ciel et macadam se confondent, sans même, dirait-on, un cri de mouette pour percer la nasse grise de la solitude visqueuse.

Je suis scotché dans les parages de Ouessant. Ainsi en aura décidé l’auteur dans la houache de ses romans. Comme déjà évoqué dans son roman « Le phare », le naufrage du Drummond Castle un jour de juin 1896, à l’entrée du Fromveur, non loin de l’île de Molène, revient comme une obsession dans « Les îles de la Miséricorde ». Terrible destinée de celui qui ignore son terrible rendez-vous avec l’inéluctable : « un navire Drummond Castle se propulse vers son port d’attache avec la vigueur d’un grand poisson migrant vers ses amours. » (p.521)

Suspense poignant, Maîtrise de l’artiste du verbe qui se fait chair, brume et respiration. Écriture captivante où foisonnent les évocations toutes aussi enivrantes les unes que les autres. Sillage du navire : « Pas une robe de femme ne se déchire à la main pour se réparer aussitôt avec la même aisance que la mer. » (p.522) Vision de brume : «  Elle descend, fond, se déverse en volutes cotonneuses qui commencent par bâcher le haut des mâts de l’apparition, puis attaquent les mâts tout entiers, la cheminée, toute la longueur du pont, et pour finir passent à la coque, à la houache, au sillage. » (p.494) L’imagination, avec un tel déroulé, peut se dispenser du streaming video de Titanic. Menace des récifs : «  des rochers, une ribambelle fantastique de casse-étrave et de déchire-coque installés au-dessus et au-dessous du flot avec les mêmes idées de gentillesse qu’un grouillement de ruffians dans les entours des bordels. » (p.495)

Titanic, 1912 – Drummond Castle, 1896… Étrange écho d’une « foncée » vers l’horrible, dans l’obstination du droit devant, dans la fixité du regard d’un capitaine, Dieu du bord. L’écriture d’Henri Queffélec a l’amplitude de l’onde du mystère. Comment ne pas ici frissonner : « La coque renflée d’un canot de sauvetage luit, blanche, dans le reflet d’une lampe, tel un immense oiseau. Charlie l’effleure de l”épaule. C’est solide, mais lourd comme le bois d’une croix. » (p.523) Le choc, terrible déchirure dans les deux cas, au détour d’une « navigation (…) enfermée dans sa chair de certitude. » (p.557)

Roman haletant, donc, appuyé sur une vérification méticuleuse des faits, qui m’aura fait penser – dans la démarche d’écriture – à un autre récit de fortune de mer, tout aussi passionnant, celui du naufrage de l’Andréa Gail, bateau de pêche à l’espadon, dans un temps plus rapproché du nôtre en 1991. Dans les deux cas, une force évocatrice à retenir le souffle du lecteur. Mais dans le cas présent émerge davantage le drame récent du Costa-Concordia. Allers-retours des assonances des tragédies marines comme dans un accélérateur de particules….

« – Qu’est-ce donc ?
Ce n’est rien ! »
… (p.561)

« Maître à bord à bord, après Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ? Que dans toutes les situations difficiles, on n’est pas le maître. (…) Sous les apparences du sang-froid, c’est une improvisation perpétuelle qui joue. » (p.574)

J’aime au détour du récit ces prolongements qui reflète la pensée d’un auteur interrogateur sur le comportement humain. Ne ressent-on pas les limites de nos actions sur un bateau en détresse ? Sur une île malmenée ? Sans doute sommes-nous ainsi au plus près de la lisse de l’inconnu. J’ai toujours été frappé par ceux qui tendent à vouloir nous faire oublier qu’ils ne sont que des hommes.

Erreur humaine, retard dans les décisions, catastrophe, tout s’enchaîne. Nous en connaissons l’issue mais nous n’en sommes pas moins transportés par un océan d’écriture qui nous prend aux tripes. Respect de l’événement, déploiement de l’imaginaire, et l’humanité, obsédante dans sa lutte pour la survie.

Deux rescapés. « Être sauvé par (un) dérisoire mouille-cul » (p.622)…

« Les Îles de la Miséricorde » méritent à elles seules de t’entraîner dans le sillage « Des îles et des hommes ».

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
25 juillet 2013

Henri Queffélec – Des îles et des hommes – Omnibus avril 2013 – ISBN : 978-2-258-10154-8