La Mouette et la Croix

Loadic, Loat, noms tout aussi mystérieux que Hoëdic et Houat, leurs vrais patronymes, l’Île aux Chevaux, Belle-Île ; l’action débute en 1788, aux prémices de la tenue des États Généraux ; un monde va basculer.

Similitude entre ce roman, La Mouette et la Croix, qui ferme la sélection de l’éditeur Omnibus et Le Recteur de l’Île de Sein, qui l’ouvre, un recteur au service de sa communauté, une entrée dans l’intimité des pensées, du vécu de ces personnes qui étaient la pierre angulaire de communautés insulaires au tempérament bien trempé ; « des îles et des hommes », en effet. Mais ici, nous entrons dans une période déchirée, celle de la Révolution française, vécue et ressentie dans une île excentrée, Hoëdic, éloignée du tohu-bohu parisien et versaillais, qui n’aura pas été pourtant à l’abri des tourments induits, alors que sonne « le glas d’une époque » (p.990). Que ne dit-on pas du simple battement des ailes d’un papillon !

Aussi me suis-je passionné pour ce nouveau récit, sensible aux interactions humaines auxquelles on ne peut échapper, quel que soit son point d’ancrage. Nos îles n’étaient-elles pas françaises alors que tombait sous le couperet la tête de Louis XVI ? Comment appréhendons-nous le monde dans ses soubresauts du vingt et unième siècle ? Quelles sont les valeurs qui peuvent nous guider ?

Le jeune recteur, personnage central du roman d’Henri Queffélec, n’échappe pas aux remises en cause. Rupture et continuité inexorables, jamais définies à l’avance, défi sans cesse renouvelé à l’échelle de l’histoire humaine. Interrogations qui, par d’étranges allers et retours, me plongent dans mon insularité d’aujourd’hui. Il fait si beau alors que j’écris ces lignes en cet été 2013… Retour au roman : « La paix des grèves, de la mer et des étoiles ne fait qu’une avec celle de l’île où les gens et les bêtes dorment avec confiance » (p.990). Louis XVI vient d’entrer dans l’Histoire, alors que « le petit Loadic, l’île soi-disant solitaire, est prise entre le marteau et l’enclume… » (p.992)

Jacques, le jeune recteur, pourtant sensible aux idées nouvelles, se découvre prêtre « réfractaire ». Il n’en fallait pas plus pour que mes pensées divaguent une nouvelle fois vers Saint-Pierre, et surtout Miquelon, en l’occurrence, quand en 1793, l’abbé spiritain Jean-Baptiste Allain, originaire de Granville, présent sur l’île depuis 1786, refusa de prêter serment à la constitution civile du clergé. Battement des ailes du papillon… L’abbé Allain partit se réfugier aux Îles de la Madeleine, dans le Saint-Laurent, comme plus de deux cents de ses ouailles, essentiellement des Acadiens revenus de ce côté de l’Atlantique après 1783, l’auront fait de 1792 à 1793. Retour au roman : Malgré l’extraordinaire solidarité des Loadicais, l’île ne pourra échapper aux grandes turbulences de la Révolution française, de la Terreur, aux grands bouleversements de toute une société, mouvement de fond qui allait entraîner l’Europe dans de nouvelles déchirures. Turbulences qui auraient aussi des répercussions de l’autre côté de l’Atlantique. Le 14 mai 1793, nos îles étaient une nouvelle fois assaillies par les Anglais. Tout s’était précipité. Il faudra attendre 1814 pour que l’Archipel n’ait plus à subir pillages, saccages ou occupations.

Le roman d’Henri Queffélec ne peut nous laisser insensibles, alors qu’aujourd’hui comme hier tout voudrait, à l’échelle planétaire, nous imposer le manichéisme de la pensée. Emportés dans un tourbillon comme le personnage principal, nous sommes confrontés à de nouvelles interrogations. Quel enseignement pouvons-nous tirer d’une page d’histoire aussi tourmentée que celle de la Révolution ? Réfractaire ou assermenté ? Saisir les interactions entre tous les paramètres d’un contexte donné est toujours une gageure. Sans doute aurai-je été frappé par des similitudes de prises de position entre une île restée alors traditionaliste – Loadic – et nos îles, triturées entre « l’arbre de la liberté », symbole de la Révolution, dressé le 8 avril 1793 à Saint-Pierre, et le refus d’allégeance aux nouvelles directives venues d’un Paris en ébullition. À Miquelon, l’abbé Allain refusait de se soumettre, tout comme son collègue de Saint-Pierre, l’abbé François Lejamtel, lui aussi originaire de la Manche. Depuis 1792, les prêtres réfractaires étaient bannis et pourchassés ; les Ordres religieux, dont la Congrégation du Saint-Esprit avaient été supprimés ; nombre de prêtres avaient péri lors des massacres de septembre 1792. L’abbé Lejamtel fut menacé. Le 12 avril 1793, l’abbé Allain pliait bagages ; son destin l’attendait aux Îles de la Madeleine. L’abbé Lejamtel dut fuir Saint-Pierre ; arrivé à Halifax avec l’abbé Allain, il fut alors chargé par Mgr Hubert de se fixer au Cap-Breton, plus exactement à Arichat, sur l’île Madame, où il devait séjourner 23 ans. Jacques, le curé de Loadic est amené à se cacher sur l’Île aux Chevaux ; le père Lejamtel devra faire de même quelques jours dans les bois de Saint-Pierre.

Les sternes crécèlent au-dessus de ma tête au moment où j’achève le roman de Queffélec. Un ressac de suroît m’emporte dans son amplitude vers des rêveries enivrées d’interrelations. Hoëdic, Miquelon, Saint-Pierre, Acadie, Îles de la Madeleine, Révolution, battement d’ailes de papillons…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
13 août 2013

Henri Queffélec, La Mouette et la Croix, dans Des îles et des hommes – Omnibus avril 2013 – ISBN : 978-2-258-10154-8