L’émigration bretonne

Lire « L’Émigration bretonne » de Marcel Le Moal est pour nous, Saint-Pierrais, Miquelonnais, un long pèlerinage sur le chemin de la mémoire, de celui qui donne sens à une part essentielle de nous-mêmes, avec en écho, ce que l’on pourrait évoquer, d’une façon similaire, de nos ancêtres basques et normands.

J’y ai retrouvé le filin conducteur de nos attaches ancestrales, à travers les bouleversements initiaux du temps des premières migrations, de la (Grande) Bretagne à l’Armorique, les fracas de l’envahisseur romain, les premières grandes épopées marines. Souffle de héros connus ou inconnus, figures exaltantes méritant à elles seules des pages et des pages d’écriture mémorielle. Mais aussi, et dans un temps plus proche de nous – le XIXè siècle – celui qui aura assuré la permanence de notre repeuplement, une fois nos îles définitivement récupérées -, « le lot dérisoire de tous ces Bretons qui ont fui leur terre natale, leur village ou leur rivage, pour la seule et simple raison qu’ils ne pouvaient plus y vivre décemment et y nourrir convenablement leur famille. » (p.139)

J’aurai eu la chance de remonter le cours de mes propres origines, au Pays basque, en Normandie et en Bretagne notamment, chaque fois saisi par la beauté des lieux, d’autant plus grisante que l’élévation du niveau de vie de la fin du XXè siècle et du début du XXIè tendrait à faire oublier des temps beaucoup plus noirs. Comment mesurer en effet ce choc des couleurs, entre le verdoyant de nos regards d’aujourd’hui et la grisaille de toutes les déchirures d’antan ? Pourquoi ?, me suis-je chaque fois demandé. Pourquoi ce départ vers des îles qui pourtant n’avaient rien de l’Eldorado tel qu’on pouvait l’imaginer du temps des premiers explorateurs en quête de la route de l’or et de la soie ? Pourquoi, non pas seulement en tant que principe générique, mais individu par individu ?

Eh oui, pour tout ce qui nous lie à la Bretagne avant les décennies plus rapprochées, nous sommes les enfants d’une région en état, alors, de sous-développement. C’est ce que rappelle l’auteur au sein d’un ouvrage dense. Nous sommes les descendants des « nécessiteux » en quête de survie ; les Bancs de Terre-Neuve promettaient la pitance. Survivre voulait dire souvent… « s’expatrier ». Les flux essentiels en quête de points de fixation sont rarement le fruit du farniente, ce que le tourisme massif d’aujourd’hui tendrait à voiler. De plus, être muté outre-mer dans la fonction publique au XXIè siècle ne relève plus des mêmes rapports aux terroirs.

M’étant rendu sur les terres originelles de mon arrière-grand-mère, je me suis demandé comment la rencontre entre elle et son futur mari avait pu se produire, elle étant d’un petit village, Lanrigan, au cœur du pays gallo, aujourd’hui dans un temps en apparence suspendu, et lui de Baguer-Morvan, à 20 kilomètres, soit cinq bonnes heures de marche sur nos voies actuelles. Nomadisme pour survivre, fêtes de villages, donnaient lieu, entre autres circonstances, à ces déplacements, à pied ou dans des chars à bancs, au fil des chemins et autres liens ombilicaux entre les communautés. Je n’ai pas la réponse mais un ressenti de ces ondulations humaines qui soudain s’entremêlaient. Je me suis dit que c’est elle, plus à l’intérieur des terres, qui avait dû faire le déplacement initial, vers un lieu proche de Dol-de-Bretagne, centre, toutes proportions gardées, plus important, cœur d’un évêché quoi qu’il en fût. J’ai parcouru les cinq kilomètres qui séparent Lanrigan de Combourg et j’ai médité sur l’appel du grand large qu’aura connu dans des temps alors pas très éloignés un Breton célèbre, Chateaubriand. J’ai vibré une nouvelle fois, à bord d’un petit bateau, près du Grand Bé, à l’entrée de Saint-Malo, là où la tombe de cet écrivain célèbre pointe l’Angleterre.

Ne sommes-nous pas tous des particules en mouvement, issues d’explosions multiples qui disséminent de par le monde des individus reliés par un faisceau de fibres immatérielles à des pôles initiaux ? Ne sommes-nous pas saisis de vertige dans toute quête généalogique, à tenter de saisir ces énergies disséminantes, comprendre les motivations propres à l’être humain, particule quantique s’il en est ?

Vertige que l’on éprouve à la découverte du foisonnement des migrations multiples à la lecture de Marcel Le Moal. Ne plongeons-nous pas dans l’épopée de tout un peuple, auquel nous-mêmes, à Saint-Pierre et Miquelon, sommes reliés ?

Toute lecture est susceptible de prolongements. Ainsi en aura-t-il été dans l’entrelacement des chapitres, où j’ajoutais dans mes pensées mes chapitres insulaires. L’archipel de Saint-Pierre et Miquelon n’est-il pas un point d’ancrage important des Bretons qui auront participé à l’émergence d’une communauté ultramarine particulière, dotée d’une forte personnalité ? Ancrés sur nos rochers, comment ne pas sentir les liens avec cette saga captivante d’un peuple ainsi rappelée et qui s’achève sur le réveil survenu à partir des années 1960, la floraison d’une fierté assumée, proclamée, dansée, chantée ; « une histoire étonnante qui se lit comme un roman », comme le souligne Gilles Servat dans sa préface.

Sur nos îles aujourd’hui, pas de bombarde, de biniou, pas de danse venue d’Armorique, pas de langue bretonne, pas de gallo, comme il n’est pas non plus de langue basque. Mais le propre des âmes fortes n’est-il pas de provoquer de nouvelles émergences qui n’excluent pas le rappel des origines, la griserie des retrouvailles et de nouvelles affirmations dans le creuset des brassages générateurs ? Cheminer sur les traces de nos origines est toujours une renaissance.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
2 août 2013

Marcel Le Moal, L’émigration bretonne, Coop Breizh, 2013 – ISBN : 978-2-84346-583-3