Jean-François Kahn, L’invention des Français

À lire L’invention des Français – Du temps de nos folies gauloises de Jean-François Kahn, on plonge tête la première dans un maelström de violence au temps de la Rome impériale, de la Gaule, grand tourbillon duquel sortira… la France. Que de guerres ! Que de carnages ! Que de déchirements, d’alliances, de trahisons ! Vols, viols, massacres, hordes sanguinaires… Des noms connus – d’une Histoire qu’on aura bien voulu nous concocter – tel Vercingétorix, mais tant de noms inconnus, dont on aurait dû au moins nous parler, Vindex, Civilis, Ambriorix et autres… Comment imaginer une Histoire aussi complexe, embrouillée, quand les atomes constitutifs de ce qui est aujourd’hui notre ciment identitaire, n’avaient pas trouvé leurs points d’accroche, un nouvel équilibre ?

On reste éberlué devant une telle saga, porté par une écriture toute de rythme, de détails piquants, colorés, voire humoristiques, malgré ce déferlement de folie qui nous étreint. On retrouve là toute la gouaille de l’auteur, bouillonnant personnage qui retient l’attention dès qu’il est sur un plateau télévisé. Renvois aussi – tels des liens URL, comme on pourrait dire aujourd’hui – vers d’autres périodes historiques, plus récentes. César, Louis XIV, Napoléon, Staline… Occasion de se dire que l’histoire humaine résonne de terribles fils conducteurs.

On en a d’ailleurs le tournis, tant d’épisodes inconnus, étouffés, qui font sens pourtant, tant le passage en revue est convaincant. Émergence de la romanité constitutive, malgré les douleurs, de notre patrimoine. À se découvrir ainsi descendant d’une Gaule plus complexe, aux peuples disparates, que nos manuels laconiques, voire muets, sur cette grande période auront laissé dans l’ombre, on se découvre multiple dans ses fibres, revivifié sans aucun doute pour s’interroger sur nos défis d’aujourd’hui : l’homme toujours enclin à guerroyer, flux migratoires… Notre destin n’est-il pas époustouflant de phosphorescences tragiques ?

Et puis, tant qu’à remonter le temps pour mieux percevoir les concrétions de nos origines, pourquoi ne pas suivre l’auteur avec intérêt jusqu’au néolithique, vers 4000 ans avant Jésus-Christ dans ce qui ne pouvait pas encore être la Gaule ? De la cueillette aux premières cultures, et à l’organisation sociétale qui nous amène à nous reconnaître dans une identité particulière… « Concept trinitaire »  de l’homme, « individu – espèce – société » pour reprendre les termes d’Edgar Morin (La Méthode, p. 29)

À remonter ainsi, profitant de cette lecture, le temps de l’Homme – quête éperdue pour mieux comprendre l’Homme d’aujourd’hui -. comment ne pas mesurer, alors qu’il aura fallu des millénaires pour que des évolutions notables deviennent bouleversements, le terrible défi auquel nous sommes confrontés dans l’accélération exponentielle de notre rapport au temps ?

Que serions-nous, îliens, sans nos quais, mot gaulois ? Quelle attention ne portons-nous pas désormais à nos chemins, autre mot d’origine similaire ? Et la bruyère ? « Sur la bruyère courant », une pensée pour Andrée Lebailly. Ne sommes-nous pas, dans nos fibres, étroitement associés à nos charpentes, autre mot de la Gaule lointaine ? Et savais-tu, ô lecteur, que le Gaulois inventa le tonneau ? Et le béret n’était-il que basque ? N’es-tu pas fier de ton rocher ? Que ne t’appesantis-tu pas sur l’état de ton bitume ? Et n’aimes-tu pas à taquiner la truite ? Le paradoxe est que rien n’atteste que la gauloiserie fût gauloise…

Ne suis-je pas resté pensif devant cette autre observation ? : « Au XVe siècle, la petite bourgeoisie urbaine ne portait-elle pas, comme signe de reconnaissance sociale, très exactement ce justaucorps à capuchon qui caractérisait, du temps de Vercingétorix, l’habillement des Gaulois ? » (IVe partie, chapitre 9) ; j’ai souri à cette mode qui touche désormais une frange de notre propre jeunesse insulaire ; il est des continuités dans l’affirmation de ses différences.

Dois-je t’ajouter que je n’ai pas trouvé de village gaulois qui ait résisté impunément à César ? Car s’il est des aspects légers dans le récit, on ressort d’une telle lecture la gorge nouée par tout ce qui peut nous faire douter, une fois de plus, de l’Homme.

Il est loin le temps « de nos folies gauloises »… Pourtant, dans ce monde qui aurait pu apprendre, bombes qui éclatent ici, populations gazées là… Guerres de religions, avidités cupides, volonté de puissance… Horreurs et carnages…

Mais aussi – là est toujours l’oscillation vers l’espoir – parce qu’ « au nom de la civilisation bafouée, (du) refus de l’intolérable », les retrouvailles franco-allemandes du 4 septembre 2013 à… Oradour-sur-Glane. Trouver encore et toujours « La Voie » (Edgard Morin)

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
4 septembre 2013

Jean-François Kahn, L’invention des Français – Du temps de nos folies gauloises – Fayard, 2013 – ISBN : 2213668205