Yvon Le Men, La langue fraternelle

On ne se coltine pas par hasard avec la poésie, du moins quand il ne s’agit plus de l’acte obligé de l’apprenant sur sa chaise d’écolier. Peut venir le jour où – qui sait ? – sous l’influence heureuse d’initiations insoupçonnées, l’on se rend compte qu’y réside l’essentiel, emportés que nous sommes dans le maelström de tout parcours humain. « La vie est une alternance de prose répétitive et froide, qui nous contraint, et de poésie qui nous réchauffe, nous enflamme, nous fait communier », écrit Edgar Morin dans Mon chemin. Il n’est pas d’âge particulier pour s’en rendre compte ; il est des chocs qui peuvent favoriser cette prise de conscience.

C’est donc guidé par la curiosité que je me suis procuré un livre d’entretien d’Yvon Le Men, poète breton qui sera venu un jour à la maison. J’aime me laisser guider par le hasard ; ce livre – Yvon Le Men, La langue fraternelle – m’attendait sans doute dans une petite librairie, à Auray, dans le Morbihan. Il est tant d’usines à empilements qui ne nous disent rien. J’ai eu le grand plaisir de rencontrer Yvon Le Men, sur l’Archipel, puis de le retrouver à nouveau à son domicile à Lannion, dans les Côtes d’Armor ; Yvon m’aura intrigué pour avoir fait de la poésie son métier ; nous sortons bel et bien là des sentiers battus. Pas banal en effet ce choix impétueux, jeune, sans le sou, de vouloir rencontrer, en traversant la France, l’auteur d’une phrase déton(n)ante : « Le bruit court qu’on peut être heureux. » (p.19) On ne peut que s’enrichir à l’écoute de telles voix.

Frappé par le désarroi qui prévaut souvent dans les propos échangés, glanés, aussi bien sur nos îles qu’en Hexagonie, pénétrés de mots angoissants assenés – ainsi en va-t-il de la crise -, trouver les points d’accroche de l’espoir devient quête vitale. Sans doute la rencontre avec l’autre est-elle alors primordiale, brisant ainsi tous les enfermements que nous subissons subrepticement. Le repère en poésie n’est-il pas Aimer ? «  Aimer c’est le verbe des verbes », (p.68) dit Yvon Le Men. Un verbe en perpétuel devenir, dans l’espace-temps multi-dimensionnel de la complexité. Quelle belle parole que celui du père disant à son fils avant de mourir : « Si tu as un rêve, suis-le. » (p.63)

Yvon Le Men aura pu réaliser ce rêve, en trimant. Ces pages touchent à l’intime bien sûr. Souffrances, déchirures, vie où la stabilité peut faire peur. Mais cet intime est transcendé, ce qui nourrit la force de ce livre d’entretien. L’écriture est sous le sceau de la vie : « Quand on écrit, on est deux d’une certaine manière, celui qui souffre et celui qui est de l’autre côté et qui dit «  Viens par là !… » » (p.79) Ne recherchons-nous pas tous le fil de l’espoir quand soudain l’on réalise l’impermanence de l’être, des êtres ? L’on trouve dans ce livre un témoignage poignant, saisissant, porteur aussi, mobilisateur, quoi qu’il advienne. Le fonctionnel de l’ordinaire ne suffit plus ; la poésie nous empoigne pour une autre dimension, pieds sur terre, tête dans le ciel de résurgence. La mort, la Vie, dans le condensé de l’écriture poétique, toujours recommencée.

Ainsi germent les rencontres, sur les brisants des mots, mort, vie imbriquées, espérances folles. Je n’ai donc pas été surpris de découvrir « un projet d’écriture sur Saint-Pierre et Miquelon », à la page 128. Je sais qu’une île est le déclencheur de l’être fondamental, en révélant « la profondeur de l’autre qui te fait face » (p.139), l’autre pouvant être toi. Yvon Le Men est celui qui écrit, mais aussi celui qui dit, dans sa vie d’intermittent du spectacle depuis quarante ans. Le lien avec le public est ce qui lui permet de se surpasser. « Le poème est le plus court chemin d’un homme à un autre », aura écrit Paul Éluard, phrase qu’aime à rappeler Yvon. Ainsi en va-t-il de la chanson. Privilège de l’intensité de l’instant. Tout à à coup me revient La Javanaise de Gainsbourg : « Nous nous aimions le temps d’une chanson »

Temps passé sur les routes, temps d’écriture dans le repaire de Lannion, voyages, temps consacré aux autres dans l’organisation d’événements autour de l’écriture, où l’on croise Alexis Gloaguen, une vie de poète est perpétuelle effervescence, « générosité » et « langue fraternelle » génératives, en dépit de – ou à cause de ? – « l’humanité blessée » (p.176).

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
8 décembre 2013

Yvon Le Men, La langue fraternelle, DIABASE, 2013, ISBN : 978-2-911438-84-4