Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête

J’ai lu L’Étranger de Camus du temps de mes explorations lycéennes balisées ; de cette lecture, je n’ai pas conservé de souvenirs, n’en déplaise aux admirateurs de l’écrivain. J’ai relu L’Étranger de Camus plus récemment ; ces deux ou trois dernières années je crois, tablette à la main cette fois. Premier roman que j’aurai lu in extenso sur support numérique. Cela m’aura frappé ; je le fais rarement dans l’intégralité d’une lecture tant mon rapport au support papier, à son odeur, à son toucher, reste primordial, essentiel pour m’ouvrir la voie de la méditation.

Mais L’Étranger m’aura frappé cette fois, quelques décennies ayant fait leur œuvre. Perte de la mère, désarroi, repli vers l’absurde, meurtre de l’étranger dans son pays… ; peur ou indifférence, l’irréparable est leur pendant ; qui est étranger de l’autre dans la vie ? N’est-on pas toujours l’étranger d’un autre ? Je ne m’étais pas appesanti sur l’absence de patronyme de la victime.

Je suis à l’Archipel des mots, à Vannes – il est des noms qui attirent un insulaire provisoirement déraciné – ; la libraire me conseille le premier roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête. L’auteur vit à Oran, dans un pays au cœur de l’œuvre de Camus. Meursault, contre-enquête aura gagné le prix des cinq continents de la francophonie 2014, 13 édition. Suggestion heureuse, roman qui sort des sentiers battus, magie du Verbe revisité.

Le héros narrateur nous parle, nous prend à témoin, comme si nous étions à ses côtés dans l’alanguissement de l’échange au bord du zinc, une parole qui déborde celle du frère de l’assassiné du roman de Camus soudain doté d’un prénom, Moussa. Et te voilà décentré entre regard sur l’Algérie d’aujourd’hui et les jours prémonitoires de l’Indépendance. Un roman m’indiffère s’il n’est qu’extériorité ; il retient mon attention si vient à vibrer l’indicible.

Et ici l’on rentre dans un regard perçant sur l’Algérie, du temps de l’Indépendance à aujourd’hui. Meurtre sur une plage ensoleillée d’un été 42 dans le roman de Camus ; mort en contrepoint en juillet 1962 : « La mort, aux premiers jours de l’Indépendance, était aussi gratuite, absurde et inattendue qu’elle l’avait été sur une plage ensoleillée de 1942. » (P.115)

« Aujourd’hui, M’ma est encore vivante ». Ouverture du récit de Kamel Daoud. « Aujourd’hui, Maman est morte » (Camus). Sans doute la lecture de Meursault, contre-enquête gagne-t-elle en amplitude quand on a en mémoire le récit d’Albert Camus. Il est des interactions qui donnent sens à nos regards d’explorateur du Verbe, quête multiforme de « l’absolu de toute vie ». (p.125).

J’aurai pu ne pas franchir le seuil de porte ce jour-là ; mais j’ai voulu saluer la libraire ; elle m’a conseillé ce livre ; et je me suis laissé ballotter par d’étranges invites à la complexité du regard sur nos cheminements humains.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
5 novembre 2014

Livre cité: Kamel Daoud, Meursault, contre-Enquête – Actes Sud – Mai 2014 – ISBN : 978-2-330-03372-9