Roger Vercel, Au large de l’Eden

«  Le Tenax avança de biais, refoulant les glaces de l’épaule, avec une assurance prudente, comme en montre un cheval de gendarme écartant, un jour de cortège, une foule indiscrète ». (p.244)

Des phrases comme ça, ô lecteur, vois-tu, ça m’emballe ; normal, il est question de chevaux. On est sur un chalutier à vapeur, sur mer, à terre, on sent l’odeur des chevaux ; il y a le mouvement, lent, assuré, l’erre qui t’emporte. L’écriture se joue des chevauchements impossibles. Hé, hé ! Il y a l’Histoire aussi. Tu imagines les gendarmes à cheval aujourd’hui, orientant en souplesse de leurs étriers une ondulation de foule ?

J’en reviens Au large de l’Eden, puisque tel est mon voyage imaginaire, sous la plume de Roger Vercel, rêverie vers le Banc du Fyllas, au large du Groenland, souvenirs tournés vers Victor, capitaine cancalais qui m’aura ouvert son horizon. Ma chanson « Sous un vieux chêne » est née d’un éperonnage dans ces eaux ; Victor commandait le Nicolas Selles ; un bateau aveugle – personne à la passerelle – l’a percuté.

Que je te dise aussi, ô lecteur, que je me suis plongé dans l’univers vercellien, incité par un autre capitaine de pêche, Daniel Jacob, du Morbihan, qui aura bien connu Saint-Pierre, à bord du Capitaine Pleven ou du Pierre Vidal, entre autres navires. Il m’aura parlé aussi du Banc Fyllas, avec une grande intensité dans ses souvenirs, les lieux de pêche, puis soudain, les fosses, murailles sous-marines à la verticale. Banc Fyllas donc. Sentir la tension de tous les pêcheurs quand la morue manque à l’appel, au fil des jours sans nuit ; puis l’excitation quand soudain ça mord et que ça mord encore. Il y a du rythme dans le récit, de la vie ; tu as l’impression, calé dans ton doris, d’avoir le piquois en mains au bord de la lisse, je te le dis.

Tu vis au cœur d’un équipage au large du Groenland ; tu en partages l’attente de la morue qui n’est pas au rendez-vous, puis l’excitation quand soudain elle est là, à foison. Tu es tour à tour capitaine, mousse et matelot, courageux, rentre-dedans et tire-au-flanc, renfrogné et râleur ; toi aussi tu veux toucher terre quand tes yeux se rivent sur la côte qui se mue sous la verdure inattendue de l’été par 70° nord : « Tu te rappelles si on a rigolé quand on a lu sur leur carte Eden de Disko. Le Paradis terrestre par 70° nord !… » (p.283)

Au large de l’Eden a été publié en 1932. Pas question de pêcher à l’intérieur des… 3 milles du Groenland. « Le jour où les Canadiens, de l’autre côté du Détroit, te refuseront, eux aussi, l’abri de leurs baies, qu’est-ce qu’on fera ? » (p.293) Qu’en penses-tu, ô lecteur ?

Trop de gens dans la vie cherchent à se poser au-dessus des autres ; trop de héros hantent les romans ou les films construits sur le sensationnel ; il en est tant, pétris de certitudes. J’aime à goûter le voisinage de l’humilité, à découvrir l’ordinaire de ce qui nourrit nos cheminements ; Roger Vercel sait nous faire côtoyer ce quotidien entremêlé de joies et de souffrances, d’espoirs et de lassitude. Un capitaine respecté ? Oui, mais aussi un homme confronté aux tourments : « il comprenait qu’il était atteint du terrible mal des gens de mer, ce mal que ses hommes nommaient « les idées, les idées qu’on se fait »,… » (p.311)

J’aurai eu la chance de rencontrer de nombreux Terre-Neuvas, du capitaine au mousse, du mécanicien au matelot. Et j’aurai découvert la chair de leur humanité, âme mise soudain à nue. Pas d’héroïsme affiché non, mais la profondeur de l’être et le bonheur des échanges. Comme pour en assurer la mise en forme, l’écriture chez Vercel est puissante et l’imaginaire s’ouvre ainsi à des dimensions multiples.

J’ai voyagé, je te le dis, aux frontières de la fragilité bourrue Au large de l’Eden…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
25 novembre 2014

Roger Vercel, Au large de l’Eden, (1932) dans Romans de la mer et du vent, Omnibus, ISBN : 978-2-258-08387-5