Etienne Bernet, La grande pêche morutière

Ce livre, La Grande pêche morutière m’a attiré par son titre, sa couverture, son format… Encore un livre sur la grande pêche, me diras-tu. Il est vrai que nous sommes entrés dans l’ère du regard rétrospectif, comme on le fait d’ailleurs de plus en plus souvent avec nos îles, comme si nous étions voués au même sort que les Terre-Neuvas. On pourrait se lasser de la sensation du Bis repetita. Ici, ce n’est pas le cas car l’angle d’analyse est différent. D’abord, Fécamp comme point d’ancrage ; mais aussi une réflexion qui inscrit l’épopée de la pêche au grand large dans les grands mouvements historiques. Avant-propos rapide du XVe à la Révolution française. Au passage, une précision qui a retenu mon attention : en 1520, un document officiel relate le déchargement de « moreeulx » (p.11) pêchées par des Normands à Terre-Neuve. Jacques Cartier, tu le remarques, n’a pas effectué son premier voyage ; ni Verrazzano d’ailleurs. Autres pages qui méritent l’attention : la première utilisation des lignes de fonds sur les Bancs par un capitaine dieppois, Thomas Sabot, en 1787, évolution majeure dans les techniques de pêche.

L’amorce du chapitre consacré à la pêche errante de 1815 à 1876 recoupe l’Histoire à Saint-Pierre et Miquelon, période qui sera mise en exergue dans les mois qui viennent ; celle de la rétrocession officielle des îles à la France à Saint-Pierre le 22 juin 1816. Les noms des deux bateaux, l’Hazard pour les Anglais, la Revanche pour les Français, m’ont fait rêver. Hazard, par le plus grand des hasards, ne signifie-t-il pas danger ? Quant à la Revanche, inutile d’épiloguer. Les mots ne donnent-ils pas corps à la saga humaine ?

Que je le mentionne tout de suite. Le livre est agréablement mis en forme. Riche en documents iconographiques, il éveille aussi le plaisir des yeux. Bonheur de la lecture quand les sens sont soudain en éveil.

L’auteur Etienne Bernet, est-il mentionné, a collationné une grande documentation sur les voiliers de pêche ; aussi l’ouvrage est-il à la hauteur de cette documentation. Mais son analyse va au-delà des seuls voiliers puisque très vite il abordera les navires à vapeur et autres successeurs.

Au détour d’un chapitre, j’ai relevé cette précision : « En 1901, une première expérience de chalutage, qui dure six semaines, est tentée avec succès dans les eaux de Terre-Neuve. » (p. 45) 1901, repère de la folie annonciatrice de 1992 ? Plonger dans l’histoire de la pêche fécampoise c’est forcément recouper celle de nos îles ; il est des pages qui retiennent l’attention comme celles consacrées aux chasseurs, navires qui faisaient les allers-retours Saint-Pierre – Granville, Fécamp et autres ports en transportant le poisson transbordé à Saint-Pierre. Précision : « On les appelait « chasseurs » puisqu’ils chassaient la prime allouée au premier poisson arrivé sur le marché. » (p.57) Comment ne pas se laisser porter par l’imaginaire faisant revivre un port – le nôtre – débordant alors d’activité ? Nos îles jouaient alors un rôle déterminant. Deux pages sont d’ailleurs intitulées… « Saint-Pierre et Miquelon, la grande tempête du 22 septembre 1866 » (pp.66-67) Deux pages qui rappellent avec force et douleur un coup de tabac terrible entré désormais dans les limbes de la mémoire. Intéressant également ce rappel que dès 1870 un rapport soulignait… la raréfaction de la morue sur les Bancs de Terre-Neuve. (p.90) Autre point important, l’adoption du doris par les pêcheurs fécampois à partir de… 1877, le doris américain ayant été adopté à Saint-Pierre sans doute à partir de 1871. « Les doris, une révolution », lit-on en titre de sous-chapitre. (p.97)

Livre passionnant, puis-je résumer. J’aurai frémi à la lecture des pages relatives à l’abandon de nos droits sur le French Shore « dans une indifférence quasi générale » (p.115) ; j’ai ressenti une onde douloureuse au fil des pages relatant les nombreuses fortunes de mer. On ne sort jamais indemne de tels faits relatés avec précision et concision. Les pages établissant un lien avec nos îles sont nombreuses ; ainsi en va-t-il de celles consacrées à l’armement Legasse. A la clef, une photo (Coll. de l’auteur), page 147, met en exergue l’ampleur du travail sur les graves. J’ai noté qu’une grande entreprise de pêche, fortement implantée également en métropole, avait pris son essor à partir de… Saint-Pierre et Miquelon, ce qui n’est pas le plus commun. « Pour la campagne de 1906, la première flotte de La Morue Française compte quarante-sept navires : dix-neuf armés en métropole, montés par 550 marins, et vingt-huit goélettes saint-pierraises montées par 480 marins. » (p.148) Le lien avec Fécamp sera dans cette aventure encore renforcé à partir de 1910.

Le chapitre très détaillé consacré à la période recoupant la première guerre mondiale retient aussi l’attention, guerre sous-marine en exergue. Lourd bilan pour les navires terre-neuviers de Bretagne et de Normandie, de Fécamp bien sûr. Et un constat tout aussi lourd pour Saint-Pierre et Miquelon : « Quant aux goélettes coloniales, la guerre porte le coup de grâce à ces armements, ne pouvant être armées faute d’équipages. En 1919, elles avaient toutes disparu ; le bilan est lourd. » (p.154)

Un grand tournant est pris qui amènera la fin des voiliers et la place prépondérante prise par les chalutiers à vapeur dans un premier temps puis à moteurs diesel. Un déferlement de folie meurtrière aura recoupé – accéléré – cette transition.

Le sous-titre de l’ouvrage cadre bien la période étudiée :  « L’aventure des voiliers terre-neuviers fécampois (1815-1935) ». Le livre ici présenté prend toute sa force d’un regard à la fois analytique mais aussi plus global, inscrivant l’ensemble dans les grands mouvements historiques (comme le conflit de 1914-1918) et la zone géographique des Bancs de Terre-Neuve. Cette articulation permet ainsi différents angles de lecture complémentaires, que l’on soit de Fécamp, de Saint-Pierre ou d’ailleurs. C’est ainsi que mes pensées se sont attardées sur l’ordre hâtif, au déclenchement de la première guerre mondiale, donné aux terre-neuvas par l’administrateur des îles ; il fallait rentrer illico en France. L’ordre apparaîtra vite comme ayant été précipité (pp.163-164). Autre sujet donnant lieu à une certaine interrogation : la France ne sait pas tirer partie des dommages de guerre à l’issue du conflit : « Pour le seul secteur de la pêche, l’Angleterre reçut en revanche une centaine de chalutiers, et l’Italie vingt. Dans cette répartition, rien pour les armateurs français, aucun chalutier, aucun voilier pouvant être adapté à la pêche aux bancs. » (p.211) Histoire, quand tu nous tritures…

A retenir aussi les quatre pages consacrées à la Prohibition, dans un lien Fécamp, Morue Française, Saint-Pierre et terre d’application de la « Loi sèche ».

Le livre touche à sa fin ; le trois-mâts Léopoldine quitte Fécamp pour sa dernière campagne le 30 avril 1931 ; les voiliers entrent dans l’Histoire, celle que l’on peut analyser ; les chalutiers ont pris la relève pour quelques petites décennies. Je ressens comme un immense vertige ; tant de noms, de bateaux, de marins se sont succédé au fil des pages ; on se surprend alors à méditer, en hommage à tous ceux qui ont donné corps et âme à cette saga morutière.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
2 février 2015

Etienne Bernet, La Grande pêche morutière – Editions L’Echo des Vagues – 2015 – ISBN : 978-2-918616-20-7

Disponible à Saint-Pierre à la Librairie Lecturama