Sam Lipsyte, Demande et tu recevras

« Demande et tu recevras ». Non, je ne le dis pas pour toi, je me préserve. Il s’agit tout bonnement du titre d’un roman américain traduit en français. The Ask, que ça s’intitule dans sa forme originale. L’auteur, Sam Lipsyte. Une librairie – mon Archipel des Mots, à Vannes -, un conseil judicieux de Joss la passionnée, la passionnante, une découverte. J’en ai été secoué, c’est te dire. Sur le plan de l’action, rien de particulier à signaler. On est dans le monde des ratés. Eh oui, ça existe, plus qu’on ne l’imagine. Peut-être qu’au fond on ne s’en doute pas. Mais à bien y réfléchir, nos vies ne comportent-elles pas des pages sous le signe de la grisaille ? Sam Lipsyte a l’ingéniosité de nous faire pénétrer dans l’intimité d’un de ces types qui nous dérangent parce qu’il y a toujours une part de soi-même qui traînaille quelque part. Sa force réside dans une écriture intense, décapante, nourrie d’humour et de noirceur. Les trouvailles foisonnent dans le rendu des ressentis. On est dans l’analyse permanente, en même temps que le narrateur, le personnage principal. Il travaille dans une université privée minable – terrible association de mots, de maux -, à un poste peu glorieux de chasseur de mécènes. Pour couronner le tout, il s’en sort mal. Quant à sa vie de couple, elle est plutôt dans l’ordinaire de la médiocrité. Peu reluisant tout ça, mais terriblement humain. 

Tu peux imaginer que la lecture d’un tel roman puisse devenir rébarbative, déprimante. Mais non. Tu te laisses vite prendre au jeu des pages qui s’enchaînent sans que tu puisses t’en défaire. Une telle écriture n’a aucune innocuité, bien au contraire. Le risque est que tu en deviennes accro. Je dois t’avouer que j’ai un faible pour les syntaxes déjantées. « L’Amérique n’était plus qu’une vieille mère maquerelle en fin de vie ». Ainsi débute le récit. Le ton est donné.

Noir et déprimant donc, sauf si, comme le narrateur, viré soudain de son « job de merde », tout finit par te passer au-dessus de la tête et qu’à force de distanciation tu ne sais même plus où tu te trouves. Pas jouace tout ça. Mais désopilant malgré tout, ce qui fait l’originalité de ce bouquin que j’ai dévoré avidement, comme un « wrap à la dinde » cédant peut-être à un réflexe incontrôlé de malbouffe. On est à New York, n’est-ce pas ? Je me suis régalé à suivre les divagations de Milo, le père loser, dans sa « tour d’ivoire en carton-pâte » (p.44). Il est marié, sa femme va le tromper, il a un jeune fils, garnement déluré déjà. Il perd son boulot, pourrait remettre les pieds à l’étrier. Mais… Les points de suspension sont là pour le suspense, ô toi que j’entends me dire : « Et alors ? »

Que je t’en dise tout de même un peu plus. Milo le loser va prendre l’attache d’un ancien pote de jeunesse qui aura su, lui, faire fortune. Une phrase parmi d’autres pour situer : « il faisait partie des premiers à avoir deviné que tout ce que les gens désiraient, c’était rester seuls derrière leur écran pour pouvoir se gratter le cul et se renifler les doigts en paix, tout en échangeant des bordées d’injures  avec d’autres formes de vie dans le même état de déliquescence de qu’eux.» (p.43) Ça te parle ? La suite dépend de toi.

Quoi qu’il en soit, je te livre en prime cette analyse sociétale qui m’a bien plu : « Nous étions tous des résidus d’on ne sait quoi, flottant dans un néant sans signification et écartelés entre deux mondes en perdition : d’un côté, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de l’analogique, de l’autre, l’avènement du marketing viral et du porno en ligne. » (p.47) 

Mais au fait, ne sommes-nous pas des mutants deux yeux sur un cul ? « La vie en vidéo » quoi, comme je l’ai imaginée un jour au détour d’une chanson. Entre autres pensées induites…

12 octobre 2015

Sam Lipsyte, Demande et tu recevras, Editions Monsieur Toussaint Louverture – avril 2015 – ISBN : 9791090724198