Manuel d’exil

La veille, je l’ai découvert, grand gaillard, disert, désireux de partager sa marche vers l’exil, lui, le réfugié bosniaque, à Rennes en 1992. Le lendemain, il m’est apparu plus soucieux. Mais c’était le début d’une nouvelle journée – la troisième – du salon du livre à Vannes, au stand tenu par la librairie L’Archipel des Mots, en ce dimanche 12 juin 2016.

Entre nos deux rencontres, j’ai entamé la lecture de son dernier ouvrage, son Manuel d’exil ou Comment réussir son exil en trente-cinq leçons. Rien que le titre m’a attiré. Sans doute comporte-t-il ce mot qui m’interpelle chaque fois. N’ai-je pas été agrippé par Le pain de l’exil de Zadig Hamroune ? Je t’en parlerai à nouveau.

Puis de retour à mon ancre de passage – tout est possible en écriture -, j’ai plongé avidement dans les deux cents pages du récit ; j’ai été captivé.

Un grand homme assurément, un bel écrivain et un témoignage saisissant, d’autant plus poignant que l’humour, la dérision même, ne sont jamais oubliés.

35 chapitres se succèdent, incisifs, percutants. Comment dans nos conforts de fixés quelque part peut-on entrer dans le ressenti du migrant, des milliers de fois unique dans sa quête et sa détresse ? Un tel livre élargit notre champ d’humanité. L’indifférence n’est pas de mise quand on a fait le pas vers la première page.

Je suis tombé récemment sur un sketch humoristique belge. Un fonctionnaire valeureux interroge un migrant, un étranger, se croyant obligé de baragouiner ; pour lui l’interlocuteur est forcément illettré et ne peut guère comprendre que les borborygmes et le langage des signes. Mais le réfugié est professeur de lettres occidentales et maîtrise plusieurs langues. Soudain tout bascule…

Velibor Čolič, l’auteur de Manuel d’exil, aura vécu une expérience comparable, en arrivant en France, bousculant ainsi les crispations de rejet à l’égard du migrant.

La chair s’est faite Verbe, me suis-je dit. Belle revanche contre l’adversité. Pas de pleurnicherie, de sensiblerie, d’accent mélodramatique. Mais une vérité poignante ; tu accompagnes le jeune Velibor, tu t’enivres avec lui quand la désespérance gagne mais tu redresses la tête, encore et encore. La Camarde n’aura pas raison de toi. Tu es poète, écrivain et tu sais que tu t’en sortiras, du fond de ta débine absolue. A l’heure des grandes tragédies sur le pourtour méditerranéen, ce témoignage ne peut que donner un coup de pied aux fesses des indifférences mortifères.

« Je m’habille chez Abbé & Pierre, je suis PDF (plusieurs domiciles fixes) ou QDF (quelques domiciles fixes), j’ai tout le temps faim et froid, je ne parle pas bien le français, dans mon pays c’est encore la guerre, mais il me semble que je suis toujours vivant. » (p.88)

Je me suis amusé, pour qui ne maîtrise pas encore le français de cette interrogation : « peut-on dire pour les chaussures qu’elles sont de deuxième main ? Ou de deuxième pied ? » (p.110) Ce livre est décapant, je te l’assure et je le recommande. Je me le suis d’ailleurs recommandé puisqu’au moment où j’achève cette chronique j’en amorce une deuxième lecture qui ne sera sans doute pas la dernière. Il est des pointes de stylo ou de machine Olivetti que j’aurai grand plaisir à mieux identifier encore. Ce récit m’aura mené vers cet autre qui revivifie la perception de la vie.

Et j’ai eu la perception d’une multitude de murs, et l’envie d’y donner une multitude de coups de pied. J’ai senti une fois encore le regard profond de l’auteur et entendu sa voix : j’arrive en 1992, j’ai bac + 5 mais celle qui m’interroge me dit que je suis illettré… « J’ai vingt-huit ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre. » … (début du récit)

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
13 juin 2016

Velibor Čolič, Manuel d’exil Comment réussir son exil en trente-cinq leçons – Gallimard – 2016 – ISBN : 978-2-07-018671-6