Isabelle Alonso, Je mourrai une autre fois

Partir sur la trace de ses origines, redonner vie de mémoire au fil conducteur du présent, avec tous ses engagements, chemin déjà parcouru en littérature. Risque toujours possible de la banalisation biographique. Pourtant… Pourtant ne touchons-nous pas à l’essence même de nos cheminements ? Tout témoignage peut atteindre le lecteur potentiel. Il faut l’étincelle magique : l’écriture qui fait émerger la magie qui soudain t’emporte vers des horizons inattendus.

Salon du livre de Vannes 2016. Nombreux sont les écrivains présents. On voudrait tout lire, tout emporter. Mais la raison canalise la fougue. Pourquoi choisit-on tel ouvrage plutôt que tel autre ?

« Je mourrai une autre fois » d’Isabelle Alonso m’a immédiatement attiré. Parce qu’avant même d’avoir échangé avec l’auteur, j’ai senti la fibre de l’intensité ? Télé oblige, me diras-tu. Or si tu savais, ô lecteur, comme je fais écran au petit écran… Mes chemins de découverte sont rarement télévisuels. Admettons que ses interventions en compagnie de Ruquier il y a plusieurs années aient laissé quelques traces…

Revivre le parcours de son père, dès l’enfance, sous l’angle d’un frère jumeau en littérature, en s’appuyant sur tous les récits, les écrits recueillis autour de la table familiale, tel aura été le pari de l’auteur. Et quelle réussite !

Nous plongeons au cœur des années torturées de l’Espagne des années trente, entre espoir d’avenir sous la bannière de la République et la terrible réalité du coup d’État, dans ses prémisses et son émergence qui allaient mener tout droit à la guerre civile et à la dictature de Franco.

Imagine-toi enfant ; tu as douze ans et tu es amené à écrire les mots suivants : « Mon père est parti à la guerre. Il n’est pas le seul, ils sont des milliers. il a juste oublié de nous préciser ce qu’on doit faire avec le vide qu’il a laissé. » (p.161) Parce que la famille aura vécu des années de bonheur, d’osmose, d’enchantement dans la synergie d’une entente enjouée, vivifiante. Mais le couple sait qu’il faut réagir contre ceux qui brisent les espoirs de jours meilleurs pour le plus grand nombre. La mère du petit garçon qui écrit ces mots était tout aussi déterminée que son mari et son mari réagissait à l’unisson.

C’était le début de la guerre civile espagnole.

Et tu t’attrapes une claque, je te le jure. L’enfant a quinze ans maintenant ; il quitte le domicile familial en loucedé pour partir sur le front de l’Ebre ; une aventure comme ça n’encombre pas les pages des manuels scolaires.

J’ai eu alors une pensée pour Hommage à la Catalogne de Georges Orwell, dans le même registre des engagements éperdus pour la Cause, celle de la dignité humaine et de la liberté – sur le chemin terriblement miné des illusions. « Ils se battaient pour leur vie. Pour leur idéal. Pour l’avenir. » (p.216)

On est entré dans l’enfer de l’inimaginable pour découvrir l’être humain dans ce qu’il a de moins alléchant. Le récit est alerte, précis, percutant, captivant. Tu es bousculé au plus profond de ta sérénité. Que sont les adolescents de quinze ans de nos sociétés émoussées devenus ? Mais pendant ce temps, que sont les enfants des migrants des guerres d’aujourd’hui ?

Hommage à Vicente, son père. Isabelle Alonso nous emporte dans un sillage de vie par-delà l’adversité saisissante, la mort. Évocations terribles, mais humour aussi. Témoigner, témoigner encore, car Vicente aura survécu. Comment oublier les frères d’idéal rencontrés au fin fond de l’horrible : « Qui pensera encore à eux quand je ne serai plus ? » (p.216) Le père d’Isabelle n’aura pas connu la concrétisation du projet d’écriture. Nous sommes, lecteurs d’aujourd’hui, porteurs d’espoirs qui n’ont de sens qu’imprégnés des mémoires de ceux qui nous ont précédés, qui nous auront ouvert le chemin. Vicente – Angel dans le récit – savait, à quinze ans, pourquoi il se battait : « sauver la République » (p.228), « guerre de la vie contre la mort ». (p.229) On ne refait pas l’Histoire. Pourtant, il aura connu la déroute : « Il arrive un moment où la fatigue l’emporte sur l’espérance. » (p.260)

Mais de tels témoignages ouvrent paradoxalement les portes de l’espoir ; espoir que nous forge un jeune de quinze ans, au cœur de la tourmente. Se tenir debout, pour un Idéal d’une humanité solidaire. J’en ai le cœur serré…

Le jeune de 16 ans, la guerre perdue, réfugié dans un camp de concentration dans le sud de la France – comme j’ai pu en découvrir des vestiges l’automne dernier ; page d’histoire peu glorieuse pour un pays qui se targue être la patrie des droits de l’Homme ; heures sombres méconnues -, est déterminé. Franco a imposé sa main de fer ; mais il rentrera chez lui, en Espagne : « Je mourrai une autre fois… »

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
12 juillet 2016

Isabelle Alonso, Je mourrai une autre fois – Editions Héloïse d’Ormesson – 2016 – ISBN : 978-2-35097-342-8