Rabih Alameddine, Les vies de papier

Je suis entré dans « Les vies de papier » par inadvertance. Un livre traînait à la maison ; il en est qui se posent ainsi dans le déroulé des choix inconscients de mes errances. Le livre attendait. Je l’ai ouvert et et je me suis laissé emporter.

Beyrouth, du temps récent des grandes turbulences au Liban, une femme de 72 ans et une vie passionnante, envoûtante. Une vie ? Des vies, plutôt, dans l’interaction d’une femme passionnée de livres, ayant tenu une librairie, entre lecture et Kalachnikov pour faire la nique à la mort.

Une vie, des vies, la vie. Un roman traduit de l’anglais, car Rabih Alameddine vit entre Beyrouth et la Californie. Je découvre qu’il aura eu le prix Femina, ce qui pour moi n’a pas de signification particulière vu que la notion de prix m’indiffère. Pourvu qu’il captive le lecteur lambda, là n’est-il pas la récompense pour le romancier ?

Personnage à l’humanité intense qu’Alita Saleh ! Il est des bouillonnements saisissants. Je n’ai pas atteint, me semble-t-il, « l’âge où la vie est devenue une série de défaites acceptées » (p.62). Mais je suis sur le chemin du questionnement, sensible à cette femme de 72 ans, dans son présent effervescent de souvenirs où les frontières entre fictions et réalités sont constamment chamboulées. Ne sommes-nous pas en partie – qu’importe la lecture – « Vies de papier » ?

Présent, passé, du personnage, un imaginaire pétri par le rapport au livre, aux livres… Et un regard exacerbé qui donne lieu à des observations qui interpellent. Elle vit dans un pays en proie à une guerre civile, rien n’est assuré, tout peut advenir. Et elle s’interroge par rapport à ces pays où tout est organisé : « Lorsque les trains arrivent à l’heure (…), lorsqu’on a la tonalité en décrochant un téléphone, la vie devient-elle trop prévisible ? » (p.67)

Quant à la politique, aux déchirements qu’elle implique : « Les partis politiques peuvent bien argumenter, crier et insulter, se rouer de coups de poing et de coups de pied, lancer des grenades et des missiles ; ce ne sont que des gesticulations de Narcisse devant son reflet dans l’eau. » (p.49) Une seule phrase de ce type me happe dans la rêverie transposée.

On a l’embarras du choix. Ainsi en va-t-il de cette observation terrible : « Des jeunes hommes en uniformes impeccables étaient capables de tuer des gens tout en grignotant un kebab et en sirotant du Pepsi. » (p. 86)

Les portes s’ouvrent sur un vécu dense, peuplé de livres que l’on n’aura pas lus, de disques que l’on n’aura pas écoutés ; mais la magie de l’écriture fait que l’on devient ce personnage de femme, dans un Beyrouth qui devient nôtre quel que soit notre lieu d’appartenance, car l’humanité dans ses forces et ses faiblesses se recoupe par-delà les frontières. Nous affichons tellement nos différences alors que nous sommes tellement semblables ! N’est-on pas souvent dans le repli facile : nous, on aurait fait comme ceci, pas comme cela, surtout quand tout part en vrille, dans un pays qui soudain se déchire. J’avais été frappé sur ce thème par illska, le roman de l’auteur islandais Eirikur Örn Norddahl, dans la partie consacrée notamment à la Lituanie pendant l’occupation nazie. Les deux romans sont pareillement une invite à réfléchir aux comportements humains qui peuvent subir des influences imprévues. Le roman de Rabih Alameddine est construit sur de multiples digressions, des renvois à des œuvres multiples, mais l’on reste ancré sur un parcours de femme à même de nourrir notre propre regard sur la vie.

Et de me laisser aller à écouter, dans la continuité, la musique envoûtante – comme il m’arrive régulièrement – du trio Joubran…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

29 mars 2017

Rabih Alameddine, Les vies de papier, Les Escales, 2016 – ISBN : 978-2-36569-206-9