Jeanne Benameur, Les insurrections singulières

J’entre, la librairie est petite ; je l’avais cherchée déjà sans succès lors d’un précédent séjour dans l’Allier. Je suis à Vichy en cette fin juin 2017 ; l’accès au lieu sus-mentionné est pourtant facile, m’avoué-je soudain. Mais demander une adresse à un passant est aussi prometteur que gagner au loto pour qui ne s’y frotte jamais ; on risque fort de tomber sur un curiste, un transhumant en quelque sorte, souvent aussi âgé que toi, qui te fait saliver devant l’Inaccessible.

La Librairie Carnot, à Vichy, se situe… au 2 du boulevard Carnot, perpendiculaire à la principale artère commerçante. J’étais tombé sur un article mentionnant l’appel de la libraire aux fonds participatifs pour sauver son entreprise. La curiosité a fait le reste.

Dès mon entrée je suis comblé ; la libraire, petite dame affable, sourire déployé, s’enquiert de ma recherche. A tout hasard j’évoque Bruno Doucey éditeur de poésie. Tope-la ; elle a. Et de me conseiller Jeanne Benameur, romancière et poète. Je me laisse facilement convaincre ; n’est-ce pas là la meilleure façon d’ouvrir de nouvelles fenêtres ?

Jeanne Benameur, Les insurrections singulières. Pourquoi ai-je choisi ce roman plutôt qu’un autre ? Pour la singularité de l’insurrection qui me triture souvent ? Pour ce personnage momentanément suspendu dans les airs en première de couverture de cette édition de poche chez Babel ? (La première édition est parue en 2011)

Phrases courtes, lapidaires même, le ton est vite donné. Personnage décalé, intello « passable » (p,32) en filigrane, « disjoint » (p.54) mais fils d’ouvrier, salarié dans une usine à son tour, mais dans une aciérie en crise, sous la menace des délocalisations. Des mains qui ne serviront plus à rien. Du coup je pense aux Mains d’or de Lavilliers. L’auteur nous plonge au cœur d’une introspection, celle du narrateur, ses doutes, son déchirement : « C’est ce qui se passe dans mon corps qui m’occupe. Depuis toujours. C’est ça qui ne va pas. Un décalage. » (p.74)

Introspection haletante, combat, ivresse de la moto… Qu’on ne s’y trompe pas, le roman est dynamique, narration, poésie intrinsèquement imbriquées. Nous sommes tout à coup, tête au vent, je suis… le narrateur. Magie de l’écriture. Et la lecture qui prend tout son sens. Ne pas attendre d’être « trop vieux pour monter la voile » (p.78) Aspiration salvatrice.

Et puis l’usine, celle qui fait mal, l’usine en rade, l’activité qu’on délocalise…

Les Mains d’Or de Lavilliers… Mais aussi Singapour de Frédéric Bobin. Mais aussi Quand la sirène de Patrice Lacaud. Et le souvenir, ancré dans ma mémoire, du clip enregistré à Saint-Pierre dans l’usine Interpêche fermée, froide et lourde d’abandon.

Lecture, chansons, souvenirs, tout se bouscule, au détour d’un roman. Magie de la lecture, te disais-je, ô lecteur.

Et le narrateur de partir vers d’autres horizons. Singapour ? Non. Mais le Brésil. Sur les traces de Jean de Monlevade (qui aura bel et bien existé), Creusois d’origine et fondateur au XIXè siècle de la sidérurgie brésilienne. Voyage, quête… Mais surtout, Insurrection contre lui-même pour mieux se révéler. Roman d’espoir, qui fait du bien au lecteur qui doute. Magie de…

Son père aura été ouvrier toute sa vie, notant sur un carnet ses quotidiens, parfois la date, sans aucune autre mention supplémentaire. Et le fils de découvrir ce vécu et d’y penser intensément. Je ne peux m’empêcher de relever ce passage : « J’écris les mots. (…) Pour tous ceux qui comme lui ont passé leurs jours à travailler sans relâche. Malgré le vide. Et tenant dans leur main la guenille du rêve, déployée en secret. Loin de tous. Le pavillon hissé bien haut. » (p.148) Magie du rêve qui nous porte envers et contre l’ordinaire trop souvent desséchant.

Insurrection, recherche de soi-même : « Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine ? » (p.150)

« Ode à l’élan de vivre », lit-on en quatrième de couverture. Ode réussie, assurément.

Il est au fil des pages une sensibilité chatoyante pour revisiter, chacun à sa manière, l’Hymne à la joie.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

2 juillet 2017

Jeanne Benameur, Les insurrections singulières, Babel, 2013 – ISBN : 978-2-330-01450-6

Première édition : Actes Sud, 2011