Carnet de lecture : Patrick Grainville, Falaise des fous

« Le ciel devrait savoir qu’il pose ! » (p.123) Ainsi s’écrie le peintre Monet, cri du cœur rapporté par le narrateur du dernier roman de Patrick Grainville, dans Falaise des fous, roman captivant, envoûtant, par l’amplitude de l’écriture, la puissance des évocations. Le talent de l’auteur ne pouvait que préparer cette synergie magique avec l’époque choisie, celle de l’émergence d’une peinture revivifiée dans la tornade des Pissarro, Manet, Monet, Courbet, Degas, Morisot, balayant les conformismes les plus assis.

Avec ce roman nous entrons « dans la beauté du monde » (p.124) avec la pleine perception de la fragilité, le beau et le provisoire, la permanence et l’évanescence. L’imaginaire repose sur des observations affinées, rigoureuses ; ainsi en va-t-il par exemple de la scène où Claude Monet aurait pu être emporté par une vague au pied de la Manneporte à Etretat.

La mer est palette de magie en mouvement perpétuel dans les excès et les apaisements.

« La beauté du monde »… Quête perpétuelle de l’artiste que l’Homme malmène pourtant quand se déchaîne « l’irrémédiable barbarie » (p.530) Guerres de 1870, 14-18… Beauté et Barbarie sont sur deux plateaux… « Diptyque inconciliable ». (p.590)

Nous accompagnons dans ses réminiscences le narrateur, dont le point de fixation réside sur la falaise d’Etretat, personnage qui a ses passions, ses coups de coeur, ses emballements amoureux. Patrick Grainville sait nous faire saisir l’intime de ses personnages en chair, en os et en cheminements intérieurs. Falaise des fous est un roman puissant, une réussite.

Les funérailles de Victor Hugo – pour citer un autre grand moment – sont portées par un souffle épique. L’engouement pour Les Meules de Monet est traduit par un verbe sublime. (p.216) Phrases riches, sensuelles, imagées. Palette des mots, syllabes de matière, peinture sur page.

S’ouvre alors un autre volet avec le départ pour l’Amérique, New-York. L’on est plongé soudain dans le bouillonnement d’un monde nouveau en effervescence, dans le jaillissement du gigantisme, d’une autre forme de… folie. Se trouve-t-on soudain au bord d’une autre falaise, dans la verticalité d’une ville surplombant l’océan de tous les possibles ?

Retour en Normandie. Puis Paris. Rapports complexes, passions, peinture encore au détour du chemin. Et surtout un récit qui fait revivre un temps charnière de notre propre histoire, à la fin du XIXè siècle ; soudain l’affaire Dreyfus qui allait déchirer tout un pays, jusqu’aux artistes, peintres ou écrivains. Patrick Grainville fait souffler les grands vents de l’épique, d’une « névrose nationale ». (p.396)

« C’est notre seule délivrance

Créer… » Je me mets à chanter ce texte phare de Georges Chelon. Peindre, écrire, être fou au bord de nos falaises, de roches ou de visions intériorisées… Où est le point d’équilibre ? Et cette phrase saisissante  : « La marque de l’homme moderne, c’est d’être debout, démis de Dieu, lucide, conscient de la mort, donc créateur, dans le silence de l’infini dont il ne connaît pas le secret. » (p.598)

Le roman de Patrick Grainville, dans une période tourmentée, de Napoléon III à l’après-première boucherie mondiale, l’émergence d’Adolf Hitler, l’exploit de Lindbergh et la mort de Monet, nous permet de mettre pied sur un étrange observatoire… Recherche incessante pour fixer l’évanescence nourricière de la Poésie…, quelles que soient nos falaises…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

26 janvier 2018

Patrick Grainville, Falaise des fous, Seuil 2018 – ISBN : 978-2-02-137537-4