Lionel Martin, Nous étions les derniers Terre-Neuvas

J’avais été frappé lors d’une de mes traversées vers l’île de Groix par le chalutier Victor Pleven attendant la mort au quai de Lorient ; j’ai eu depuis l’occasion de découvrir un cimetière envoûtant de bateaux à Lanester, dans le Morbihan ; mon émotion, devant les épaves envasées me renvoya à celle ressentie lors d’une de mes promenades le long des salines silencieuses, à Saint-Pierre, par un matin d’hiver, l’usine Interpêche vide, en arrière-plan.

Février 2012 ; l’usine de Saint-Pierre aura été vidée de tout son potentiel de réfrigération.

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Porté par ces images fortes, mon regard aura été attiré par le dernier livre de Lionel Martin, Nous étions les derniers Terre-Neuvas, à la vitrine de la librairie Lecturama, à Saint-Pierre. Une phrase d’entrée m’aura incité à me plonger, avide de découvrance, dans l’ensemble du récit de toute une vie : « Une de mes plus grandes fiertés, c’est d’avoir été mousse. À mes yeux, c’est à cette place que l’on atteint le sommet de l’humilité. » (p.13) Comment ne pas penser alors à cet ami chaleureux du Morbihan, ancien mousse lui aussi, me montrant, les doigts nourris de grande retenue, ses documents d’embarquement, lui, le petit mousse d’alors, jugé robuste avec ses… 52 kilos et qui aura fait ses classes sur les Grands Bancs !

La lecture de cet ouvrage ne peut que te captiver, tant il est rythmé avec maîtrise dans la succession de petits chapitres, chargés de sel et d’intensité. L’annonce faite à sa grand-mère de son premier embarquement, le voyage en train vers Bordeaux pour retrouver le Finlande, le premier départ, le premier choc de la « gueule d’enfer »… Lionel Martin nous aura trouvé une petite place, à ses côtés, pour ne plus le quitter. C’est tout juste si on ne s’attrape pas comme lui le premier pion en sortant de la cambuse. À notre tour d’avoir « l’oreille aux aguets » : «  Les bruits des marteaux frappant l’épissoire résonnent en notes graves et aiguës accompagnant ainsi le refrain de la mer frottant la coque du navire. » (p.43)

En avant toute, ô lecteur, pour « 9000 jours sur la mer », « 83 campagnes », « des milliers de coups de chalut »… J’ai souri à l’évocation de la première occasion ratée de venir à Saint-Pierre et Miquelon, lors de sa première pêche dans le golfe : « Je suis déçu car j’espérais découvrir Saint-Pierre et Miquelon, surtout que j’étais interloqué depuis la découverte d’un billet de banque de l’archipel où paressaient de superbes créoles sous des palmiers et des bananiers. M’aurait-on menti au sujet de Saint-Pierre ? ». (p.57) Terrible leurre en effet que notre billet de 5 francs CFA ! Pour ma part, j’aurai toujours eu des complexes à la vue du billet de 20, avec un beau noir à forte musculature qui me renvoyait, navré, à mon rachitisme asthmatique.

Je ne lâche plus ce livre, emporté par la cadence haletante du récit : « Cinq mois de mer et trois jours à la maison, puis en route pour cinq autres mois. Telle fut ma première campagne ! » (p.79) Car accompagner l’auteur c’est parcourir de chapitre en chapitre toutes les étapes qui l’auront amené un jour à être capitaine. Que de souffrances endurées, lèvres serrées, pour avoir décidé de « se sortir le cul des ronces. » Aussi goûtons-nous à sa suite la « marée de paradis car c’est du bonheur de dormir, de se refaire des forces, de panser les plaies de nos pauvres mains, de réparer un ciré et aussi d’écrire au cas où il y aurait un facteur à passer… » (p.86) Les voyages s’enchaînent, et les lieux de pêche. Découverte du Groenland, anecdotes sur les rivalités entre capitaines, la curiosité du lecteur a de quoi rebondir. J’ajoute que les observations témoignent d’une grande humanité chez ce jeune en mutation. Livre bien construit au demeurant, car nous ne sommes pas dans le seul continuum linéaire. L’évocation de son enfance à Cancale ne peut qu’être source de méditation pour comprendre ce qui a pu présider aux mailles de toute une vie : « Malgré mes dix ans, cette période difficile m’avait appris que la vie était un combat, qu’il y fallait le courage, la ténacité et le sens de la démerde. » (p.145)

Lionel Martin est lieutenant sur un classique de Fécamp que je n’ai pas encore lâché le bouquin, dans la succession de pages où facéties et humour trouvent leur place malgré la dureté du grand métier. Impossible de rester indifférent à la découverte de la flottille soviétique au large de Terre-Neuve, une armada conçue pour la pêche et la transformation. Période de transition impressionnante quand, au large du Groenland l’on pouvait croiser des « voiliers portugais et leur cohorte de doris » (p. 194), occasion de « découvrir le véritable gueux des Bancs » (p.194) La rencontre avec un dorissier portugais est un autre moment fort de l’ensemble du récit, de même que par contraste la visite d’un navire hôpital de même nationalité, ultra-moderne dans l’organisation d’alors. Comment rester insensible au transbordement d’un jeune mousse blessé, d’un bateau à un autre prévu rentrer à Saint-Jean, et ce en pleine tempête ? « Mousse, tu as aujourd’hui une soixantaine d’années, si tu lis ces quelques lignes dis-moi aujourd’hui si ton œil fut sauvé ». (p.197)

Livre passionnant, au style alerte, phrases cadencées comme des avirons bien calés dans les tolets, écriture assurée aux mots précis ; le lecteur est tenu en haleine. Résumé saisissant suite au pardon de Saint-Malo de février 1962 : « Après la fête, adieu le Saint » (p.215) Je savoure sa première escale à Saint-Pierre dans le recoupement des observations du visiteur avec mon vécu insulaire, noms et lieux faisant sens. « Être reçus chez l’habitant à Saint-Pierre, pour les Terre-Neuvas que nous sommes, est une invitation au paradis. Dans le doux confort, vient s’ajouter cette chaleur humaine qui vous accueille et vous surprend. » (p.220)

Que de rendez-vous aux frontières de l’impossible, que de défis relevés, d’embarquement en embarquement, de bateau en bateau, dans la prise progressive de responsabilités, que d’expériences engrangées auprès de différents capitaines, que de volonté pour surmonter les pions de la vie !

Un beau jour Lionel Martin obtient son diplôme de capitaine de pêche. Et le voilà aux commandes du Zélande, au cœur d’une folle tempête, comme pour le tester, une nouvelle fois. «  Le vent était si fort qu’il collait le bourdon de la cloche à la paroi la faisant tinter comme un glas ! À la passerelle, je sentais les yeux braqués sur mon visage. On m’épiait comme pour se rassurer. » (p.282) Le livre fourmille de rendez-vous où tout peut basculer. Premier commandement en 1972 où la poisse est au rendez-vous, tempête, accidents avec nécessité de faire relâche plusieurs fois à Saint-Pierre où « la gentillesse » et le « soutien » d’autres collègues leur permettaient de retrouver le moral. Scène passionnante pour nous que sa rencontre avec Henri Morazé qui l’aide à sortir d’une impasse, son bateau ayant été endommagé dans la banquise. Belle rencontre aussi que celle avec Jean Recher, autre grande figure de la pêche bien connue sur l’Archipel, au large du Groenland.

1972, année du grand tournant, Lionel Martin vivant, sans le savoir sur l’instant, les premiers effets du réchauffement climatique, et sa dernière expérience à bord d’un classique. 1972, année des accords qui marquèrent d’un grand signe le début de la fin d’une Histoire, sur les Bancs de Terre-Neuve.

Et c’est passant Noël en mer, pour la première fois, en décembre 1974, à bord du navire usine Jutland qu’il réalise « que nous étions devenus des Terre-Neuvas d’un autre temps. » Puis vient 1976, l’extension des eaux territoriales à 200 milles et Lionel Martin mettra cap en 1977 vers d’autres horizons, loin du Groenland et des Bancs de Terre-Neuve. Suivre son cheminement c’est aussi parcourir tous les bouleversements qui nous touchent aujourd’hui directement, qui nous impactent, comme disent les politiques toujours en quête de nouveaux mots. Cap, le temps d’un premier voyage éprouvant, sur l’hémisphère sud, avec des « Terre-Neuvas en short » (p.323), sur un bateau inadapté aux nouvelles conditions de pêche, les postes d’équipages étant « devenus de véritables fours ». (p.322)

Témoignages d’événements clefs comme la fusion de compagnies hier rivales dans une nouvelle société, la SNPL, mais aussi regards sur des détails qui retiennent aussi l’attention, comme « l’eau du lavabo » qui, dans l’hémisphère sud tourne « dans le sens contraire de chez nous », cet ouvrage regorge de coups de caméra (eh oui, l’on se trouve partie prenante d’un immense reportage) aux champs ouverts ou plus concentrés sur ce qui fait sens, quel que soit le plan. Ce livre est une prouesse d’analyse et de synthèse, quadrature du cercle finement surmontée. J’aurai été frappé par le dosage efficace de toutes les informations ici portées ici à notre connaissance, entre documentaire, pages auto-biographiques, récit d’aventure, le tout mis en œuvre par une écriture bel et bien captivante.

Que de chemin parcouru quand pour la première fois il part cette fois pour les Kerguelen, avec, terrible concession, « quatre caisses de « Grandes Oreilles » embarquées par le cuistot » (p.336), car il était un mot banni chez les Terre-Neuvas. Une belle anecdote, suivie quelque temps après d’un accident de mer douloureux que tu découvriras à ton tour, ô lecteur, te permettant de le vérifier. Et puis j’ai goûté des phrases comme : « Nous étions au large de la Mauritanie par un temps de curé, la mer n’avait pas une ride et le soleil était torride » (p.337) ; ou cette autre : « Vous voyez, à cet instant l’avant du navire est dans l’Océan Indien et l’arrière dans l’Atlantique » (p.344) ; ou encore : «  La chance elle ne vient pas toute seule, c’est une jolie fille qui passe sur le trottoir d’en face et il faut lui sourire ! » (p.388 ). Et cette observation, lors d’un de ses brefs séjours à la maison alors qu’il avait dû disputer son aîné âgé de quatre ans : « Venant de le réprimander il me pose une question terrible : – Tu repars quand papa ? » (p.365) J’ai souri à l’embarquement, au Kerguelen, d’un « gendarme maritime chargé de surveiller la zone de pêche sur des milliers de kilomètres. Comme le ridicule ne tue pas, on l’avait équipé d’un fusil et on lui avait confié seize balles. » (p.375) Mais positivons comme on dit au creux de la détresse : « A travers ce gendarme et la fusil, la France commençait à montrer son intérêt pour cette zone de pêche pillée par les pays de l’Est. » Comment être insensible en pensant à ce qui nous est arrivé dans notre propre zone ? Je me suis surpris à chanter « les croisés de la morue », chanson écrite le 14 janvier 1993. Mais nous ne sommes qu’en 1982 et pas encore au bout de nos peines. Terrible constat de l’inconscience des gouvernants, dans un climat en 1983 qui nous ramène à nos propres désillusions.

Comment traduire le ressenti à la lecture du chapitre « Nous sommes les derniers Terre-Neuvas », où, suite au moratoire de la morue, nous n’aurons pas su de part et d’autre de l’Atlantique faire converger nos efforts pour lutter contre l’indifférence et la négation de l’Histoire ? « Non le Canada n’est pas tout seul en Amérique / N’en déplaise à Ottawa messieurs les politiques… » (extrait des Croisés de la Morue). Je vibre encore aujourd’hui, dans mon identité insulaire, de la tristesse de cette incompréhension : « En se divisant, nous venions de tomber dans le jeu des politiques et des Canadiens » (p.437)

Et l’épopée de s’achever sur la boucle des souvenirs.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
26 février 2012

Lionel Martin, Nous étions les derniers Terre-Neuvas, Editions Yellow Concept, ISBN 978-2-36063-014-1

Disponible à la librairie Lecturama