Tracer la voie de l’humain

Dans le contexte de grande agitation qui prévaut depuis onze semaines, les coups pleuvent de part et d’autre. Pour les tenants de la conformité à l’ordre dit établi, qualifier les perturbateurs du doux ronron de « gauchistes » ou de « rouges », comme on peut le lire ou entendre, est un réflexe que l’on aura vu en d’autres temps, par exemple aux Etats-Unis à l’époque du maccarthysme. Tant pis pour ceux qui ont la malencontreuse idée, à leurs yeux, de mettre le doigt sur les écarts grandissants entre le 1% les plus riches et les laissés pour compte de la société ; ils sont voués aux gémonies.

Tant pis pour les invectives, une façon peut-être d’extérioriser la peur à l’abri de murs que l’on sent soudain fragilisés. N’est-il pas préférable d’essayer de comprendre les évolutions qui interviennent dans notre pays, dans l’articulation avec l’espace européen et bien sûr à une échelle plus grande encore, dans la dimension planétaire ?

Neuf millions de Français sous le seuil de pauvreté, plus de 10% de chômeurs, 4 millions logés dans des conditions désastreuses, et serait qualifié de gauchiste celui qui pointe ces anomalies insupportables ? (Une pensée pour l’abbé Pierre) Serait-ce gauchiste que de dénoncer par exemple la délocalisation de la fabrication des médicaments en Inde, pour des raisons de profit maximal, alors que le non-respect des normes sanitaires amène des problèmes récurrents de rappel de médicaments soupçonnés d’être soudain cancérigènes ? Est-ce être gauchiste que de dénoncer ce qui se passe « de l’autre côté du mur », pour reprendre une chanson de Gilbert Laffaille, là où la finance incontrôlée se joue de la misère absolue ? Est-ce être gauchiste que de s’indigner de la « vente à la découpe » de l’industrie française avec la complicité des gouvernements, dont l’actuel, comme on le relève dans l’étude de Pierre Izard, source également du grand malaise social constaté aujourd’hui ?

A moins que ce ne soit socialiste (autre mot épouvantail) dans le retour aux valeurs fondamentales.

Au diable donc cette crainte des qualificatifs qui ne change rien aux combats nécessaires pour une meilleure justice sociale, un meilleur respect de l’homme, dans un monde profondément bouleversé.

« Des communautés d’épreuves se superposent ainsi désormais aux traditionnelles identités de classes » écrit Pierre Rosanvallon dans Notre histoire intellectuelle et politique – 1968-2018 (p.800) Le mouvement des Gilets jaunes le révèle tout particulièrement. Qu’il suscite le désarroi, adhésion ou incompréhension, ne peut surprendre. Qui peut se targuer d’avoir les réponses absolues ?

La confrontation des idées est, elle, plus que jamais nécessaire. Après tout, les engagements collectifs relèvent aussi de choix individuels. Le rendez-vous avec sa conscience permet l’évaluation car il n’est pas de jugement dernier pour le faire à notre place.

Tracer la voie de l’humain ne relève pas de l’évidence.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

28 janvier 2019 

Livres cités :

Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique – 1968-2048 – Les livres du Nouveau Monde – Editions du Seuil, 2018 – ISBN : 978-2-02-135126-2

Laurent Izard, La France vendue à la découpe , Editions L’Artilleur, 2019 – ISBN : 978-2-81000-859-9