Face à l’ubérisation de la vie

Est-ce confronté aux interpellations d’une société déboussolée que je me suis plongé dans Martin Eden de Jack London, roman publié en… 1909 ? Martin Eden, aventurier, marin, au vécu dense à l’âge de vingt ans veut soudain, sous les feux de l’amour, accéder à la reconnaissance, au succès, être le self-made man de la littérature.

Et il réussit.

Mais que veut dire réussir dans la solitude glacée de l’individualisme ?

Or, n’est-ce pas l’orientation que veut donner le pouvoir politique actuel ? Adieu la solidarité collective, les contrats négociés ; place à l’ubérisation de la vie. Etre seul face à ses responsabilités et assumer la responsabilité de son échec éventuel, dans une promesse de bonheur si on s’en donne les moyens, bien sûr.

Martin Eden réalise au faîte du succès qu’il lui manque quelque chose d’essentiel. La reconnaissance dont il bénéficie est superficielle ; elle ne s’appuie pas sur ce qu’il est vraiment, mais sur l’image qu’il offre aux autres. Il ne résistera pas à sa prise de conscience de la fausseté.

La lecture de ce roman aura fait écho à celle de Selfie du journaliste et romancier anglais Will Storr qui, dans cet ouvrage, analyse la complexité de l’être humain. Nous sommes donc une combinaison d’héritage génétique mais aussi du bain culturel dans lequel nous évoluons, milieu social, famille, et interactions au fur et à mesure de nos évolutions.

Mais héritiers des transmissions depuis nos origines tribales, nous avons aussi dans nos profondeurs intimes ce qui assurait la survie de l’individu au sein du groupe. Plus tard émergerait l’individu mis en exergue par les Grecs, Aristote en particulier. Réussir sa vie, prendre en main sa destinée, physique, sociale, morale… Etre beau comme une statue et à la hauteur de cette beauté…

Et aujourd’hui, être maître de soi, réussir. Si tu veux… tu peux. Il suffirait de traverser la rue…

Or, tout ne va pas selon cette voie enchanteresse revivifiée par les penseurs américains glorifiant l’individu. Le sentiment de l’échec n’est-il pas le pendant inéluctable de cette exacerbation de l’ego glorieux ?

Will Storr mène une enquête fouillée qui nous permet de mieux nous situer. Non, nous ne sommes pas des dieux. Savoir s’accepter, avec aussi ses lacunes et ses défaillances, sans oublier le rapport aux autres, le cheminement collectif, là est l’indispensable pour un cheminement humain.

Enjeu d’autant plus complexe que ce cheminement est en interaction avec les modifications profondes qui interviennent dans une économie planétaire destructrice de l’individu et des solidarités.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

29 janvier 2019

Jack London, Martin Eden – éditions Libretto – ISBN : 978-2-36914-507-3

Will Storr, Selfie – How the West became self-obsessed, Picador – 2018 – ISBN : 978-1447283669