Quand un sursaut salvateur s’impose

Ce qui frappe dans le mouvement des Gilets jaunes enclenché en France en novembre 2018 et qui se poursuit depuis, est la revendication pour une part de bonheur, celle affichée ou perçue chez les possédants, les chanceux de l’existence. Le Pouvoir politique, par des décisions favorables aux plus riches, est vu comme complice des privilégiés, mais aussi comme l’obstacle à bousculer pour avoir droit enfin à une meilleure répartition des biens matériels. La classe moyenne rejoint ceux qui sont plus démunis parce qu’elle craint pour ce qu’elle possède encore ; elle voit sa marge de manoeuvre diminuer.

Aline Leclerc écrivait dans Le Monde, le 19 novembre 2018 : « Il y a, dans la révolte des « gilets jaunes », un sentiment d’abandon de la petite classe moyenne qui a l’impression d’être le grand perdant des réformes, gagnant trop pour être aidé, ou être exempté de certaines taxes, mais trop peu pour vivre aisément. Le tout dans des territoires où les services publics se sont raréfiés, et où les gens ne voient plus la contrepartie du paiement de l’impôt. »

Ce droit au mieux-être, dans la satisfaction des besoins essentiels, traverse donc de nombreuses couches de la société. Il passe par l’interpellation d’un Etat qu’elles souhaitent providentiel dans la redistribution, un « partage équitable », alors que le décalage avec ce que porte Emmanuel Macron est flagrant. Celui-ci reste rivé sur le « ruissellement » que doit apporter la libéralisation à outrance, formule qui n’a apporté de par le monde que les preuves de son échec. Traverser la rue, parmi les réflexions à l’emporte-pièces, pour trouver réponse à ses attentes symbolise l’inanité de ce que le Pouvoir aura voulu proposer jusqu’alors en gardant son cap.

Beaucoup d’illusions sont aujourd’hui perdues, celles d’un monde meilleur, celles de la réussite individuelle. Il faut joindre les deux bouts, freiner le dépérissement du quotidien. Et ce cri d’angoisse dans le fourmillement des précarités ne donne lieu qu’à la mise en scène d’un quarantenaire en chemise blanche, brillant certes, marathonien du Verbe et des envolées lyriques, mais impuissant à apporter des réponses concrètes, crédibles et fiables. « Deux tiers des Français ne voient pas de changement chez le chef de l’Etat », de mentionnait le JDD en page 2 de son édition le 27 janvier 2019, suite à un sondage de l’IFOP.

Et c’est là que le bât blesse. Car douze semaines de manifestations, de heurts, de blessures graves, de morts n’auront pas infléchi la politique qui aura amplifié la cassure sociale. Politique qui porte avec elle, quand sonnera l’heure du bilan, « le risque d’une impasse », pour reprendre une conclusion du JDD. L’option boiteuse qui consiste à sous-estimer les manifestations, à jouer les matamores, ne règle rien ; l’addition sera lourde. François Hollande aura fini par admettre une part de responsabilité. Dans une interview du samedi 2 février 2019 au quotidien belge le Soir, il reconnaît qu’ « une colère lourde et sourde montait sur des sujets comme les injustices fiscales, la fracture territoriale, et la défaillance de la représentation politique ». Mais gouverner ne serait-ce pas prévoir ? Que d’obstination au moment de la loi El Khomri ! « Comme acteur politique qui a exercé le pouvoir, j’ai ma part de responsabilité ». Emmanuel Macron est quant à lui loin de ce Mea Culpa tardif. Méditera-t-il l’analyse de son ex-patron ? : « La justice fiscale est un élément fondateur du pacte social. Y avoir manqué explique la colère et le mouvement qui en a découlé. »

Le conflit qui s‘éternise avec la mise en scène d’un débat de diversion sur plusieurs semaines n’améliore pas la situation sur le court terme. Ce pouvoir est-il en situation d’y répondre ?

Sur un plan plus général, la dégradation globale risque de s’accentuer si des dispositions efficaces ne sont pas prises pour redynamiser une économie qui ne soit pas asservie à la spéculation financière, aux multinationales échappant à tout contrôle, aux fonds internationaux ou souverains extérieurs. Sans ce travail en profondeur, l’ère des révoltes connaîtra d’autres rebondissements. Beaucoup qui se croyaient encore à l’abri risquent de se trouver un jour au bord d’une falaise qu’ils n’imaginaient pas autant sapée.

Les cartes redistribuées à l’échelle mondiale font émerger de nouvelles inquiétudes, de nouvelles frustrations et amplifient le ressenti, sur le territoire national, d’une crise multi-dimensionnelle. Les rodomontades ne suffiront pas pour y faire face quand un sursaut salvateur s’impose, y compris dans l’espace européen.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires

2 février 2019