Un poisson à la conquête du monde

Petit havre… Petty Harbour, près de Saint-Jean de Terre-Neuve. Quelques rares pêcheurs sont devenus auxiliaires des scientifiques dans le suivi des stocks de morue. Ainsi s’ouvre « La fabuleuse histoire de la morue » de Marc Kurlansky, ouvrage daté dans son écriture, puisqu’il aura été publié dans l’après-moratoire de 1992, en 1997, puis 1999 pour l’édition française. Qu’importe, puisqu’il apporte un éclairage substantiel à « la sinistre conclusion d’une folle partie de plaisir de mille ans de pêche » (p.23), plaisir étant tout relatif bien sûr, reflétant l’inconscience dont l’être humain aura su faire preuve. Éternel problème de l’équilibre impossible dans notre rapport avec la nature.

Parmi les indications dans l’odyssée première, les Basques fournissant dès le Moyen Âge la morue salée très prisée dans les communautés catholiques, dans leur observance du jeûne, celle-ci : « On trouvait la morue au large de l’Islande et en mer du Nord, mais les Scandinaves, qui pêchaient ces poissons depuis des millénaires, n’y avaient jamais croisé de Basques ». Même constat chez les Anglais. « Les Bretons tentèrent de suivre les Basques et se mirent à parler d’une terre située de l’autre côté de la mer. » (p.38) Et dire que l’on s’obstine à considérer que Christophe Colomb a découvert l’Amérique : « Les pêcheurs gardent leurs secrets, tandis que les explorateurs les livrent au monde. » (p.40)

Il est original ce livre, ponctué entre les chapitres, de recettes de cuisine, dont certaines remontent au Moyen-Âge. Et puis il y a ce rappel intéressant de ce que pensait le ministère de l’Agriculture canadien en 1885 : «  À moins que l’ordre de la nature ne soit renversé, pour les siècles à venir nos pêcheries continueront d’être fertiles. » (p.44) Pour les siècles des siècles, amen. Mais la folie humaine est de ce bas monde et force est de constater qu’un siècle après – 1992 – la fuite en avant nous sonna les cloches. Entre une morue vorace et l’homme prédateur, l’impact destructeur allait vite se faire sentir. La gravité du sujet ne nous empêche pas de suivre une épopée qui fourmille de détails ; savais-tu que le « wich » accolé des noms de villes anglaises veut dire « saline », lieux où l’on produisait le sel ? J’en déduis que Greenwich, repère de toutes les horloges du monde, n’en a que plus de saveur.

On n’en voudra pas trop à l’auteur – américain – de ne pas mentionner la position stratégique de Saint-Pierre et Miquelon. Il s’attarde sur les grandes régions de fixation, Terre-Neuve, ce qui allait devenir les provinces atlantiques canadiennes, la Nouvelle-Angleterre, dont… Cape Cod, bien sûr ! Mais on y trouve des éclairages intéressants pour expliquer la prospérité qui se sera peu à peu mise en œuvre en Nouvelle-Angleterrre, jusqu’au moment où ces colonies ne ressentiraient plus le besoin d’être rattachées à la Couronne. La morue aura été au cœur de cette prospérité. « Le Massachusetts avait hissé la morue de l’état de denrée à celui d’emblème… » (p.94) « Nombre des premières pièces de monnaie américaines, frappées entre 1776 et 1778, représentaient une morue. » (p.94) et chez nous la tronche de nos dirigeants à plumes ! Il est passionnant de mesurer l’Histoire en marche à l’aune de notre gadidé.

Non point passionnant et terrible que le lien avec l’esclavage, plus au sud – les Indes dites occidentales -, la morue de médiocre qualité y étant acheminée pour nourrir les esclaves, pendant que les bateaux remontaient chargés de denrées tropicales, avant que le circuit ne s’élargisse dans la traite même des Noirs. Un type de commerce que menaient aussi les Français : « Les possessions françaises, en particulier, rapportaient beaucoup. Après 1680, les Français transportèrent en moyenne, chaque année, mille Africains en Martinique. » (p.101) « Même si nombre de ces esclaves en remplaçaient d’autres, morts à la tâche, une population africaine nourrie de poisson salé bon marché s’accrut rapidement. » (p.102) Et la pêche dans nos propres eaux était aussi tournée vers ce type de débouchés. Là encore c’est un point ici occulté. Certes, l’espace occupé par les Français se réduisant comme peau de chagrin – perte du Canada, y compris de nos îles en 1713, puis leur retour dans le giron français en 1763, le French Shore – ; dans le développement mis ici en exergue, une dynamique américaine d’une toute autre échelle allait se mettre en mouvement.

L’histoire de la morue a des implications multiples. Le commerce de Nouvelle-Angleterre devant transiter par l’Angleterre plutôt qu’en négociations directes, le ferment était là pour les luttes vers l’indépendance à venir. Pour les commerçants du Nouveau Monde, « la mélasse, la morue et le thé n’étaient pas de simples différends désagréables. Ces produits constituaient leur cause. » (p.111) Rhum, morue, tout était lié. Il aura suffi de décisions malheureuses de la part de la Couronne d’Angleterre pour enclencher le processus de séparation inéluctable.

Tractations donc où les oppositions se font sentir autour de la morue entre ces colonies, l’Angleterre, la France : « Les petites îles de Saint-Pierre et de Miquelon permettaient à la France de figurer parmi ces propriétaires. » (p.116) Et l’on sent, au détour d’un commentaire, l’incompréhension vis-à-vis de ce qui fait aussi partie, dans les droits inaliénables, de l’histoire de l’Amérique du nord : « À l’ heure actuelle, à cause de ces minuscules possessions, les Français peuvent encore revendiquer un droit de pêche dans une bande d’eaux canadiennes. » (p.116) Avec ce que sous-tend l’état d’esprit en filigrane – d’une manière involontaire, peut-être -, seul Goliath aurait eu droit de vivre. C’est méconnaître ce qui constitue notre propre droit à l’existence : l’épopée des Terre-Neuvas venus de Normandie, Bretagne et Pays basque. Chez nous aussi l’histoire ne s’est pas écrite par la seule volonté des rois. Mais les regards synthétiques sont toujours des défis à relever.

Voilà en tout cas ce qui aura rythmé toute la première partie intitulée « Histoire de poisson ».

La seconde aborde, de façon condensée, l’évolution des techniques de pêche, ligne à main, la palangre et déjà le refus de considérer la surpêche mise en action. Il est intéressant de découvrir comment a pu s’amorcer l’aveuglement des décideurs. Pourtant les signaux d’alarme sont déclenchés dès la fin du XIXè siècle. Rapport sur les prises d’un ministre canadien de 1885 : « Je dirais qu’il est impossible, non seulement de les épuiser, mais même de réduire sensiblement leur nombre… » (p.142) Puis vint le temps des filets maillants… Puis le navire à moteur, le chalut à poche, la propulsion diesel et le … bâtonnet de poisson. Le lien consubstantiel avec la nature était perdu de vue. « La technologie continua de se focaliser sur un seul but : capturer toujours plus de poisson. » (p.161)

1822 : limite de 3 milles marins
1961 : limite de 12 milles marins
1971 : l’Islande étend sa limite à 50 milles marins
1973 : « trente-quatre nations, surtout d’Amérique latine, d’afrique et d’Asie adoptèrent le concept d’une zone d’intérêt économique de deux cents milles marins » (p.190)
1975 : L’Islande étend son domaine à deux cents milles
1976 : décision de la C.E.E . d’instituer la zone des deux cents milles.

Mais ces extensions n’eurent pas pour effet la mise en œuvre de la sagesse, comme le révèle la décision du Canada dans les années quatre-vingt de développer sa pêche hauturière au détriment de ses pêcheurs côtiers et de … la ressource. Marc Kurlansky apporte un éclairage à ce sujet. L’État canadien « avait investi dans la pêche hauturière, et non côtière. Sa politique consistait à faire de ses investissements une histoire à succès. Tandis que les stocks littoraux diminuaient, le débat devint progressivement plus aigre… » (p.209) Quant aux prises, elles « croissaient non pas en raison de l’abondance des poissons, mais parce que l’efficacité des chalutiers modernes permet de localiser les derniers secteurs où il reste des bancs… » (p.211)

Puis vient 1992, année du moratoire sur la morue !

2012. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’approche que l’on souhaite plus raisonnée, avec un accompagnement scientifique. Mais l’homme est-il un être raisonnable au point d’oublier la soif de servir ses seuls intérêts, en fermant les yeux sur la notion de chaîne vitale dont il n’est lui-même qu’un maillon ? La lecture du livre de Marc Kurlansky incite à la vigilance. La complexité des intérêts en jeu n’aide pas à l’émergence de réponses faciles. Interrogation aussi quant aux « conséquences génétiques de l’élevage des poissons » (p.226) Interrogation quant à la pêche en grandes profondeurs…

Quels sont les éléments qui permettent d’affiner le regard sur nos comportements et les risques qui nous guettent ? Oublieux de l’Histoire, n’avons-nous pas toujours tendance à faire comme si de rien n’était ? « L’homme se plaît à voir la nature et l’évolution des réalités séparées de ses propres actes. » (p.234) Ajoutons que « dans le mécanisme de décision, la politique et le nationalisme jouent souvent un bien plus grand rôle que le souci de la conservation. » (p.242)

Une douzaine d’années s’est écoulée depuis la publication de cet ouvrage, riche en observations, en analyses. On rebondit de chapitre en chapitre comme à la lecture d’un récit d’aventure. Que de questions en suspens, en fin de parcours ! Car cette épopée est, par-delà celle de la morue, celle de notre propre destinée. Le suivi actuel permet-il d’espérer d’éviter les ruptures d’équilibre sans retour ? L’homme est-il capable d’assurer sa propre conservation ? La logique du profit ne l’emporte-t-elle pas sur la survie de l’espèce elle-même ?

Des indicateurs permettent d’espérer une amélioration de la ressource. Comment sera orientée l’intervention humaine pour éviter les erreurs du passé ? D’autres impacts sont aussi à prendre en compte, comme ceux de l’exploration pétrolière et gazière.

Questions sensibles pour un écosystème dont nous sommes dépendants.

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
25 mars 2012

Marc Kurlansky, Un poisson à la conquête du monde ou la fabuleuse histoire de la morue – 2009 – JC Lattés – ISBN 2-7096-1983-0

Disponible à la librairie Lecturama