Le roman de l’an 6 – 2è feuille

– Oui, chef ! avait opiné un subalterne, suivi de son collègue car il n’opinait jamais seul. Il faut les avoir à l’œil ! avait assené le galonné.

Il est vrai que les descendants de ces indigènes blanchis par le sel des profondeurs morutières, à l’humeur fantasque ou vagabonde, en tout cas incontrôlable, avaient de quoi susciter un zèle suspicieux chez les tenants d’un centralisme bureaucratisé. Peut-on concevoir que la transmission des gènes ne subisse pas quelque mutation sous l’effet d’un éloignement géographique transmis de mère en fils ou fille, de quoi générer des comportements différenciés insupportables pour qui aime le péquin labellisé « douce France » ? La différence ne fait-elle pas d’autant plus peur qu’elle se dissimule sous les traits d’un blanc franchouillard affublé de l’étiquette condescendante de « descendant des terre-neuvas » ?

Que n’aimait-on pas rappeler, dans les salons feutrés, ces dérapages insupportables de manifestants incorrigibles avec leurs pelles mécaniques ou leurs relents de farineuse, ces débordements propres à vous définir les stigmates de la honte pour l’éternité ! Du pipi de matou en l’occurrence pour qui aura pu découvrir sur son téléviseur l’assaut des dockers en colère contre le Parlement européen à Strasbourg, première manifestation nouveau genre des colères qui s’exprimeront de plus en plus à l’échelle d’un Continent qualifié de Vieux. Qu’importe ! Il est plus facile de crier haro sur les petits nombres. Une simple affaire de contrôle technique de bagnoles rendu tout à coup obligatoire n’avait-elle pas entraîné la mobilisation de 1500 signataires d’un halte-là unanime pour qui voulait rouler sa bosse tranquille ? Mais l’histoire locale n’est-elle pas émaillée de ces incidents propres à enrichir les éphémérides de la banalité constitutive d’une histoire désireuse de s’affubler d’un grand H ?

Les contrôles inopinés étaient devenus soudain de plus en plus nombreux, surtout en plein après-midi par temps ensoleillé, sur une des bandes à rouler qualifiée pompeusement de « Nationale », histoire d’ôter le sourire à qui souriait trop facilement dans la douce indolence de l’insularité.

 Papiers ! Carte grise ! Assurance ! Permis de conduire ! Ceinture !

Et mon cul, c’est du poulet ? Il est vrai. Dans ces cas d’extrême sensibilité, ça se pense, mais ça ne se dit pas.

Contrairement aux apparences, le Saint-Pierrais est plutôt bien élevé ce qui ne l’aura pas empêché en ces temps d’un ordre nouveau de se coltiner assez facilement une contredanse – pour contrebalancer la dernière java, peut-être – , au point de se sentir un peu, beaucoup, abusivement surveillé.

 T’as pas vu le fourgon bleu qui prenait le sens interdit devant la boulangerie ce matin ?

Chut !

Car l’on apprenait progressivement à dire « Chut ! » Normal, dans une société policée, toujours anxieuse des retours de bâton possibles. Et le défaut de conduite des tenants de l’ordre ne circulait plus alors que sous le manteau.

A suivre…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
18 janvier 2006