Le roman de l’an 6 – 4è feuille

Bientôt l’on vit se développer la propension à l’esquive tristement naturelle quand on a assimilé sans le savoir la fable du chêne et du roseau. L’on partit de plus en plus nombreux se rincer la gueule à Terre-Neuve, à la grande satisfaction de ceux qui rêvaient de l’autre côté, en se tenant les côtes, de régler leurs comptes avec l’Histoire franchouillarde. Les Français étaient aussi cons que les Américains du temps du Volstead Act ! Il fallait vite profiter du pactole. Une piole ne durent qu’un temps, comme le savent les héritiers des Grands Bancs. Et point n’est besoin de parlote pour lancer le chalut.

Les voisins s’y étaient préparés depuis belle lurette en investissant d’abord sur les rochers sudistes dans la distribution alimentaire, puis en accueillant à bras ouverts les forçats de l’emplette à Marystown, façon de tenir la règle à calcul par les deux bouts. Il ne fallait pas sortir de la cuisse de l’ENA – monstre inconnu d’ailleurs chez les voisins d’en face -, pour se rendre compte que l’alcool était devenu prohibitif chez les Frenchies, avant que leurs pontes ne les prohibassent. Adieu le Saint-Pierre mythique ! On avait grosso modo aussi bien dans les Commissions des Liqueurs. Quand fut connue la grande nouvelle qui frappait les îles, on porta un toast à la santé de la Reine et l’on se mit aussitôt aux affaires, car rien n’est moins sûr que le lendemain dans un marché libéralisé.

Qu’il était poilant de la péninsule de Burin de voir tous ces esquifs faire la navette entre Saint-Pierre, Miquelon et Fortune, port d’entrée du jackpot, vu que c’était là que tout le monde accostait avant que tous ne s’égaillassent vers des rendez-vous enivrants ! Quelle manne que ce traversier bourré aux as d’assoiffés sous pression !

Les armateurs de l’Archipel crurent dans un premier temps s’en tirer eux au moins à bon compte. Face à l’adversité, ne sommes-nous pas toujours aussi désunis ? Des week-ends festifs furent organisés régulièrement à Fortune, à Grand Bank, à Marystown où l’on se bouscula le cul macdonalisé pour profiter de l’aubaine. Pour la première fois le seuil de rentabilité permit la baisse du prix du billet de transport. Il était d’ailleurs sage de réserver sa place. L’on entendit même rapidement parler de listes d’attente, comme au temps des transhumances printanières. Chacun avait compris qu’il ne servait à rien de jouer au plus malin avec les gabelous du retour et l’on se pétait sur place la sous-ventrière, loin des tronches à sinistrose, fret compris pour une somme qui en gros – vu que l’on partageait les frais – assez abordable en criant : Mort aux Vaches et à ceux qui les engraissent !

L’Archipel se vidait ainsi d’un bon tiers de sa population chaque vendredi soir. Du haut du Cap à l’Aigle, avec un peu d’imagination, le promeneur solitaire pouvait se prendre à rêver des agapes en exil.

Le samedi, pour ceux qui restaient, flottaient comme les relents d’une mort prochaine sous les coups d’épée dans l’eau, puisqu’il ne restait plus qu’elle, des matadors de la joie. Et les cognes penauds réalisèrent soudain qu’ils n’avaient même plus de promeneurs du dimanche à verbaliser.

A suivre…

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
19 janvier 2006