Frédéric Mitterrand, Le désir et la chance

Curieux comme je me suis plongé dans le dernier ouvrage de Frédéric Mitterrand, Le désir et la chance. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, venu à Saint-Pierre et Miquelon en juillet 2011 alors que le festival musical des Déferlantes atlantiques battait son plein. Je ne sais si cette visite a servi à quelque chose ; je pense lui avoir dit que je n’attendais rien de lui, dans sa fonction. Mais sans doute, sûrement même, ai-je apprécié de découvrir un homme de grande finesse et qui aura eu la délicatesse de venir dans nos îles, dans le cadre de ses hautes attributions.

Fre_de_ric_Mitterrand.jpg Une quadrature du cercle surmontée dans le plaisir que j’ai à évoquer cette rencontre pour moi complètement inattendue. Alors je n’ai pas été surpris quand il arrive en scooter à l’Élysée et que quelques minutes après le président de la République lui propose le Ministère. J’ai revisité la page de nos échanges, en compagnie de quelques artistes de l’Archipel en lisant cette phrase : « … j’ai eu tout de suite le sentiment que je brûlais mes vaisseaux en quelque sorte, et que cette confiance qui m’était faite par le Président, je ne devrais jamais la servir à contrecœur ; qu’il y avait là un véritable devoir de loyauté qu’il me faudrait respecter en toutes circonstances – même si je savais qu’il pourrait m’arriver de me poser telle ou telle question , à condition que ce soit toujours dans mon for intérieur. » (p. 20-21) Est-ce que son patronyme lui interdisait après tout d’être de droite ? Mais j’étais intrigué de par ce que je connaissais de cet homme public dans ses prestations audiovisuelles antérieures. Le conformisme de la société ne nous condamne-t-il pas trop souvent aux perceptions binaires, alors que la vie bruisse au-delà de ces clivages ?

Je me suis donc laissé aller à découvrir le vécu d’un ministre dans ses rapports à sa propre administration, dans ses participations au jeu complexe de l’Assemblée nationale, laissant de côté l’idée que bientôt nous serons à nouveau citoyens appelés aux urnes. Eh oui ! Je me suis même permis d’évoquer la fugacité d’un poste ministériel et Frédéric Mitterrand en a convenu. Qu’a-t-il mis en œuvre par rapport au temps qui lui était encore compté depuis son passage sur nos îles ? Je l’ignore ; peu me chaut, persuadé que le combat pour l’identité culturelle relève plus du poilu dans la tranchée que des galonnés dans leurs lambris. Mais j’apprécie ce genre d’observation : « La liberté culturelle, c’est de laisser la marge (de manœuvre j’imagine, ndlr), au spontané, au sauvage, à l’insurrection, et à ce qui peut même surgir de ce qui paraît a priori le plus trafiqué, le plus banal, le plus marketing. » (p. 73) Car en la matière, en effet, rien ne se décrète et j’ai apprécié ce ministre, au soir de ses rencontres multiples, voire protocolaires, entrer, un soir de festival à Saint-Pierre, au bar le Chauve-Souris, ou au Joinville, pour goûter d’une manière impromptue à la diversité de l’expression multiple. Et je partage cette analyse : « la création culturelle est effervescente et évolue sans cesse ; cela ne veut pas dire non plus que la culture soit indemne des inquiétudes qui taraudent une société en proie à toutes sortes de difficultés, notamment économiques et sociales. » (p. 75) Notre contexte insulaire n’en est-il pas une illustration supplémentaire ? Mais combattre la « dépression culturelle » que réfute l’auteur – on ne peut douter de son engagement -, n’est-ce pas bousculer ceux qui, à une échelle plus locale, ne perçoivent l’importance de ce vecteur essentiel de vie qu’est la vie culturelle dans toute communauté ? Il en va là de l’essentiel comme de l’équilibre toujours à construire avec notre environnement pour que la vie soit toujours source d’enthousiasme, au fil des générations. Et travaillons en effet à la création ; là réside le ressort de toute dynamique. « Dans le bonheur ou la souffrance / Aimer / C’est notre seule délivrance /Créer » a écrit Gorges Chelon dans une chanson qui me sert de phare. Le regard que porte Frédéric Mitterrand sur les complémentarités nécessaires État, collectivités territoriales rejoint mes propres convictions.

Dix chapitres jalonnent donc ce livre subtil et nous fait percevoir des facettes variées d’un champ d’action où les évidences ne résistent jamais à la complexité d’un défi sans cesse à relever. Ainsi en aura-t-il été dans le domaine de la révolution numérique et de la numérisation du patrimoine écrit. J’ai goûté cette phrase où Frédéric Mitterrand résume l’ampleur de l’entreprise dans la négociation avec Google : « Google avait pris un tel ascendant que j’avais l’impression de courir en bicyclette avec un pneu crevé après l’Aston Martin de James Bond. » (p. 102) Captivantes que ces visites chez Apple et Google ; qui donnent à réfléchir dans la perception d’un homme, ministre dans son État, soudain déplacé dans l’univers étrange, somme toute angoissant, du pouvoir technologique. Qui détient les rênes de la puissance ? Ce parcours humain, de quelqu’un qui n’est pas du sérail technocratique, permet cette interrogation. Autre moment fort et pertinent que le chapitre consacré aux grands travaux et à la préservation du patrimoine. Importance de la vision qui permet de dépasser les frilosités, les scepticismes après les emballements initiaux ; faire face aux critiques, surmonter les embûches et réaliser enfin, avec cette certitude que le public saura rendre justice à l’option retenue. Comment ne pas être sensible à la méthode adoptée pour la rénovation et le déploiement du musée Picasso à Paris. Un pari fou parmi tant d’autres ici relatés. Car il n’est pas question ici d’ego exacerbé mais d’accompagnement de projets portés par des gens compétents, visionnaires et courageux, militants d’autant plus admirables que les projets étant concrétisés on oublie vite, dans le quotidien des évidences, leurs noms et leur implication. Belle opportunité de porter notre regard sur la politique, dépassant les clivages des affrontements inéluctables. Un vent épique souffle sur toutes ces questions liées à notre Histoire, notre mémoire, notre patrimoine. Sans doute parce que nous touchons là à une échelle du temps qui dépasse le cheminement individuel.

Plus court volet (une vingtaine de pages) que celui consacré au spectacle vivant sous toutes ses formes, dense toutefois avec en exergue un rappel important : « le spectacle vivant est une richesse exceptionnelle de notre politique culturelle, et si l’on compare l’ensemble de ce que coûtent à la communauté nationale tant d’autres dépenses bien plus considérables et qui ne suscitent aucune controverse…. » (p. 210) Un sujet de réflexion toujours aussi nécessaire au sein même de notre Archipel. Car nous touchons là au lien essentiel entre les membres d’une communauté pour que la vie collective l’emporte sur le repli mortifère. Je suis souvent resté perplexe face à nos errements.

J’aurai, je dois le dire, été moins convaincu par le dithyrambe sur la liberté de la presse, en songeant aux atteintes aux sources de nombreux journalistes au cours des années Sarkozy. Prix de l’allégeance au pouvoir auquel il appartient ? Frédéric Mitterrand n’en souffle pas mot. Si l’on ne peut mettre en doute l’ouverture d’esprit manifeste du ministre, au-delà des clivages faciles, la politique, dans ses travers habituels, n’est jamais loin. Difficile d’oublier les emportements de Nicolas Sarkozy lui-même dans son rapport à l’audiovisuel, par exemple.

Comment ne pas rester pensif, dans le chapitre consacré aux « Chemins de la création », et à la formation en particulier devant cette phrase, à laquelle on ne peut que souscrire : « S’ouvrir sur l’étranger plus fortement est devenu indispensable : cela implique d’avoir plus d’enseignants qui viennent de l’extérieur, et d’avoir plus d’étudiants en provenance du monde entier » ? (p. 271) Il est une orientation générale de la politique sarkozyenne qui va dans un tout autre sens et la surenchère d’une période électorale, flirtant avec le nombrilisme de l’extrême-droite, n’est pas propre à rassurer. Ces réflexions n’occultent en rien le volontarisme de l’auteur, dans le cadre de ses responsabilités ministérielles. « Inconscience téméraire » (p. 282), pour reprendre un de ces mots ?

Et pour ne rien te cacher, ô lecteur de mes fugaces chroniques, je frémissais d’impatience de découvrir le chapitre consacré à l’outremer, ou, pour reprendre un mot qui demande à faire sens, dans son acception et son acceptation, les Outre-mer, mot que j’aime écrire Outre-Mer, tant la dimension de l’espace maritime est constitutive de notre identité ; l’on met bien une majuscule à Culture qui n’est qu’un dérivé des terroirs nourriciers. C’est d’ailleurs ce qui m’a toujours incité, par résistance au parisianisme condescendant, à écrire Archipel avec un grand A. Mais comment faire entendre notre identité particulière dans la perception de l’espace ultramarin ? Sisyphe y aurait trouvé sa pierre.

La sensibilité ici exprimée est conforme à ce que j’avais ressenti. Nous sommes loin de « la France vous aime », tant de fois ressassé, dans des propos de circonstance qui ont tendance à m’horripiler, quand il est manifestement le reflet de l’éphémère. « Les outre-mers : une chance pour la France », ai-je le plaisir de rappeler en citant Dominique Wolton, auteur de « L’autre mondialisation » ; cette dimension est ici clairement mise en exergue. Mais que peuvent peser ces prises de conscience dans le maelström d’un pays tourmenté dans ses repères ? Là réside ma propre interrogation par-delà les positionnements politiques qui incombent à tout électeur ; l’obscurantisme est toujours une menace. Paradoxalement, cette perception est d’autant plus vive qu’à y regarder trop vite, on pourrait ne pas percevoir de ce qui nous différencie d’un coin de la façade atlantique métropolitaine. « Saint-Pierre et Miquelon, c’est une terre si lointaine que la France y affirme sa souveraineté seulement comme si elle se désintéressait de tout le reste que peut offrir l’archipel », (p.333) écrit Frédéric Mitterrand en ouverture des quelques pages consacrées à sa visite dans nos îles. Sans doute aura-t-il pu mesurer ce qu’éloignement veut dire, de par la complexité des parcours aériens et le coût y afférant. Mais au moins aura-t-il saisi « la nécessité de la culture comme rempart à l’abandon, à l’éloignement et à la solitude. » (p. 335) J’aurai été sensible au rapprochement qu’il fait du quadrille qui l’aura touché à Miquelon avec les grandes prestations scéniques nationales : « Je dis bien au même plan,parce que malgré l’abîme qui les sépare, ces manifestations du cœur humain et du désir collectif de partage se nourrissent au même feu. » (p. 337) Certes le lecteur imprégné de l’ouvrage sans cesse à remettre sur le métier, peut rester sur sa faim, mais la fibre y est, révélatrice d’un échange qui aura eu lieu.

Sans doute ai-je ressenti une fois de plus la nécessité de nous battre encore et toujours. Mais ne nous appartient-il pas de porter haut notre Histoire en marche et notre désir d’imaginaire ?

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
7 mars 2012

Frédéric Mitterrand, Le désir et la chance
Robert Laffont, 2012- ISBN : 978-2-221-12951-7

Disponible à Saint-Pierre à la librairie Lecturama

Autre livre cité : Dominique Wolton, L’Autre mondialisation, Flammarion, 2003 – ISBN : 2-08-210273-4