Erik Orsenna, Sur la route du papier

Le hasard de la curiosité aura voulu que je cède à l’invitation au départ « Sur la route du papier », à la lecture du livre ainsi titré d’Erik Orsenna. Direction la Chine, tout d’abord, là où il est apparu. Puis sur les traces des Arabes sans qui, plus tard, Gutenberg aurait eu bonne mine, faute de connaître le papier précisément. Car les migrations auront toujours été à la source des grandes découvertes ; le nier consiste à oublier le fondement de sa propre existence. « Nous autres Français, dont la morgue est une seconde nature, aimons croire que l’encyclopédisme est notre monopole. (…) La seule consultation des titres de quelques ouvrages écrits par des…. Arabes entre 750 et 1200 suffit à rabattre notre caquet. » (p.47-47) Eh oui, ô lecteur, la Cantilène de sainte Eulalie, premier texte en langue d’oïl date du IXe siècle. Et c’est un poème de… vingt-neuf décasyllabes. Encore était-elle sur parchemin. On est loin du papier qui permettra la diffusion de la connaissance vers le plus grand nombre. Pas question de marcher sur les plates-bandes des moines. Nous étions donc en retard ! « L’autre explication du retard de l’Europe est plus amusante. Puisqu’il paraît venir des Arabes, le papier est impie, l’œuvre du diable. Un support qui accueille avec tant de grâce le Coran n’est pas acceptable pour l’Évangile. » (p.51) Si après ça l’Histoire ne bafouille pas… Imagine aujourd’hui une sainte Marine à Poitiers… Adieu les bibliothèques. Enfin, c’est une image, par chemins ou par vaux, comme tu veux.

Quant à l’invention du filigrane, elle vient d’Italie. La lecture du livre d’Erik Orsenna est riche d’enseignement, tout en favorisant, tu en es témoin, la méditation. Non, il n’est pas de génération spontanée, ni du papier, ni de l’écran d’ordinateur sur lequel tu prends connaissance de cette chronique. Au fait, il est fabriqué où ton écran ? Le chapitre sur la fabrication de la feuille de papier nous rappelle l’ardeur qu’il fallait mettre à l’émergence du support de l’écrit. Je me rappelle, avec plaisir, la visite de la papeterie Saint-Gilles, lieu de fabrication à l’ancienne, à saint-Joseph de la Rive, au Québec. J’en ai un souvenir ému. « Qui, plongé dans un vieux livre, sait encore le nombre de métiers nécessaires pour fabriquer la « farine de l’esprit »? », s’interroge Erik Orsenna. (p.59)

Nous sommes au cœur d’une exploration aux branches multiples dans l’espace-temps de l’aventure du papier : lieux et techniques de fabrication, utilisations, origines et nouvelles promesses de développement… Un jour au Japon, un autre en Alsace, en Bretagne, en Inde, au Québec… Dépaysement et surprises nous attendent de chapitre en chapitre. J’ai eu l’impression d’accompagner l’auteur dans une forêt aux branches enchevêtrées et le goût de l’aventure s’en est trouvé accentué.

Apprendre au détour que l’invention du papier à cigarette revient à un Breton qui, la pipe cassée par un tir lors du siège de Sébastopol (1854-1855), entoure son tabac dans la lettre de sa fiancée, retient tout autant ton attention que tous les mystères de fabrication ancestrale dans les fins fonds du Rajasthan.

J’ai été sensible en particulier à l’évocation des enfants de deux communautés opposées du Rajasthan, l’une musulmane, l’autre hindoue, jouant avec leurs cerfs-volants ; contraste saisissant entre la beauté immédiatement perceptible des « oiseaux de papier » qui virevoltent dans le ciel et les haines toujours en latence, prêtes à prendre le chemin de l’âge adulte : « combats à mort (du cerf-volant) car les uns et les autres collent sur leur fil des morceaux de verre pour rompre les amarres de leurs ennemis. Oui, au bout de chaque fil de cerf-volant, il faut imaginer un enfant. Mais au cœur de certains la haine est déjà présente et ne demande qu’à grandir. » (p.135) Aller sur la trace du papier amène des observations en effet inattendues.

Le papier nous amène bien sûr au Canada, du temps pas si lointain où l’on transportait les billots sur les rivières, les draves, avec une vie lourde de dangers multiples. Occasion, à l’invite de l’auteur, de réécouter « La drave » de Félix Leclerc, bien sûr. En lisant, son journal, au coin du feu, pouvait-on imaginer tout ce qui précédait ?

« Des billots pour le papier,
Des billots pour le carton,
Des billots pour se chauffer,
Des billots pour les maisons.

Pas d’ billots, pas d’écrivains,
Pas de livr’s comme de raison. »
(Félix Leclerc)

L’on se trouve surpris de réfléchir aux méthodes de management, dans une usine de papier en Russie, sur un territoire annexé qui appartenait à la Finlande, rachetée depuis par des Américains et confiée, pour de nouvelles orientations managériales à des… Finlandais. « Avec eux on discute, mais on décide. » (p.175) Risque d’ennui ? Je te rassure ; pas du tout ; car la démarche est dynamique, truffée d’anecdotes, d’observations, de points de vue ; la curiosité est sans cesse maintenue en éveil.

Un passage du côté d’Arcachon est l’occasion de mesurer l’impact de l’industrie papetière sur l’environnement. Car la pollution fait aussi partie des problématiques dont il faut tenir compte. Sans doute suis-je resté sur ma faim quant à la conclusion rapide sur cette question : « Me voilà égoïstement rassuré : dans cette chronique de l’apocalypse annoncée, mon cher papier ne peut être aujourd’hui tenu responsable de la pollution globale que pour une part minoritaire et déclinante. » (p.206) Certes ; il est vrai que la production de papier est un petit élément de l’ensemble ; on se console comme on peut ; mais peut-on se dédouaner de toutes ces interrogations nécessaires, alors que les réponses ne sont de toute façon pas simples ? Imagine-t-on l’impact de nos frappes clavier, ô lecteur de papier (chroniqué) ?

Un chapitre sur le recyclage vient ouvrir de nouvelles perspectives, dans une approche du concept d’économie circulaire : un livre, une brochure, des prospectus redeviennent papier pour devenir à nouveau livre, brochure ou prospectus (tout en nous ramenant à la stagnation constatée sur nos îles, à ce sujet, en 2012) ; certes, tout cela ne doit pas nous faire oublier les déperditions, les rebuts, les rejets, le coût induit… Mais la vie n’est-elle pas mouvement inévitable ? La visite d’une usine de recyclage de papiers dans le nord de Paris retient forcément l’attention ; occasion de découvrir une scène intéressante touchant les Encyclopédies qui finissent par quitter un jour les étagères de l’esbroufe où elles faisaient de la figuration.

De nombreuses histoires s’enchaînent donc, qui bottent en touche l’aridité potentielle du sujet ; là est le ressort du livre, dans son rapport au lecteur, bien sûr. Aussi est-il agréable de découvrir les innovations dans le registre papetier à Grenoble, de visiter un lieu hautement sécurisé où l’on fabrique les papiers infalsifiables, du moins l’espère-t-on. Occasion d’un contact avec une recherche de pointe dans son prolongement avec ce qui devient notre ordinaire : billet de banque, chèque, passeport et autres documents qui vous identifient. J’oubliais ce qui concerne… le papier-cul à la douceur objectivée. « Oui, répète le directeur. Nous avons objectivé la douceur. » (p.231) T’es-tu déjà posé la question du déroulement des bancs d’essai, ô lecteur de transit ? On ne torche pas la recherche en la matière, je te le dis. Dans le même registre, on part même au Portugal, pas loin de Fatima. Choc des rencontres ? Je me suis demandé comment faisait Jésus de Nazareth. N’est-on pas terriblement soi-même dans ces instants ?

On perd son sourire avec la déforestation évoquée de Sumatra en Indonésie. Peut-on en mesurer l’impact, là où nous sommes ? L’effet papillon de la perte des espèces… « En 1988, la forêt naturelle couvrait 58% de la surface de la grande île (…) Aujourd’hui, elle n’en occupe plus que 29%… » (p.258) Rien que pour ce voyage et le chapitre qui en découle, ce livre mérite d’être lu, pour ce qu’il induit de vigilance nécessaire pour l’avenir de l’humanité. Et j’ai alors eu une pensée pour Richard Desjardins. Certes l’hommage à l’eucalyptus du Brésil est là pour nous remonter le moral. Mais dans l’aventure humaine est-il une synthèse de l’espoir possible ? N’est-il pas essentiel d’en avoir la volonté ?

Henri Lafitte, Lectures buissonnières
15 avril 2012

Erik Orsenna, Sur la route du papier, Stock, 2012 – ISBN : 978-2-234-06335-8

Disponible à la librairie Lecturama