Lavilliers, Baron Samedi

« Comme le scorpion, mon frère / Tu es comme le scorpion »... Ça jette, n’est-ce pas, quand on te balance ça dans les mirettes ou les esgourdes. Déjà ces mots m’avaient frappé dans la gravité de la voix d’Yves Montand ; j’ai découvert plus tard qu’il s’agissait là d’un texte de Nazim Hikmet, poète turc. Et voilà que ces mots me reviennent comme en écho dans une nouvelle mise en forme rythmique et mélodique, imprégnée du balancement qui assène de Bernard Lavilliers, en ouverture de son CD Baron Samedi. Uppercut, ça te percute. « Tu es comme le mouton, mon frère / Quand le bourreau habillé de ta peau / Quand le bourreau lève son bâton / Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau »… Ne sommes-nous pas, dans les oasis souvent illusoires, à l’ère de la docilité, voire de la soumission ? Esclaves de nos peurs… Les grandes considérations sur l’avenir de la planète, l’actualité noyée de tous les malheurs du monde ? Une réception passive. Ça va mal ailleurs ? Et alors ? «  Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute / mon frère, que c’est ta faute, non / Mais tu y es pour beaucoup, mon frère »…. Basse, batterie, claviers, amplifient le regard sans concession.

Me revoilà replongé dans la tourmente de Bernard Lavilliers. Tout pourrait nous désespérer, quand la conscience est blessée à vif. Mais « vivre encore », « vivre encore ». Deuxième chanson ; le combat n’a de cesse. Se battre, encore, toujours. Destinée humaine tant que durera notre présence en tant qu’espèce. Chanson martelée en mode mineur, Rém, Lam, Solm, terriblement poignante. Pas de sensiblerie bien sûr dans cette enchaînement de thèmes condensés, portés par une instrumentation électrique. Jack, l’écumeur de nuit ; l’effervescence des villes, Y’a pas qu’à New-York ; la mort de la mère, dans Sans fleurs ni couronne, chanson qui bouleverse l’intime, qui ne remet pourtant pas en cause la volonté de vivre – arpège « tournant au vent d’hiver » – : « J’écris la chanson promise, pas la valse des regrets »… Mais j’ai marqué une pause après ce cinquième titre. Baron samedi te propulse dans Haïti à nouveau oublié – souviens-toi, c’était hier – : « Port-au Prince dans la poussière / Fracassés les ministères / Downtown »… La téléspectation n’est-elle pas la négation de la conscience ? Je divague, comme chaque fois qu’une chanson perturbe mes propres oublis.

Plaisir de découvrir ici une nouvelle interprétation d’un texte d’Alain Peters, poète artiste-compositeur-interprète réunionnais disparu en 1995 à l’âge de 43 ans ; Albert Weber – journaliste auteur de L’émigration réunionnaise en France – me l’aura fait découvrir il y a plusieurs années maintenant. S’exprime ici une identité forte qui appartient à une autre part d’outre-mer éloignée de la mienne, où se tisse les liens des convergences toujours possibles, différences rythmiques oblige avec ici le maloya. « Rest’là maloya ». L’insularité révèle l’essence de l’être. « Sur les grand continents / Y’a pas de sentiments ». À moins que nous nous accrochions à des illusions dans cette quête éperdue… « Que peut l’art » face aux déchirements du monde ? s’interroge Lavilliers dans la chanson suivante. De quoi avoir la « tête chargée », assurément. Lavilliers aime à explorer la marge, au fil de ses inspirations renouvelées, ce pourquoi je reste attentif à son écriture. Il est aussi des moments de rêverie apaisante comme dans le dixième titre, Villa Noailles, dans un environnement géographique éloigné pourtant de mes neiges et brumes, « Hyères des années trente – des jardins anglais / Allongée – dolente… »

Puis vient un onzième titre, en supplément, « La complainte de Mackie » de Boris Vian. « Scorpion », « Jack l’éventreur », « Mackie »… continuité, prolongement, trouble de l’âme…

Mais comme un écrin révèle des secrets insoupçonnés, le livret cartonné, textes et CD , t’offre en prime l’interprétation expressive de la « Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France », superbe pérégrination poétique de Blaise Cendrars dans ce texte écrit en 1913. Il est des centenaires qui méritent une vraie attention et Lavilliers aura eu cette délicatesse. Tu t’installes dans ton cocon d’hiver et c’est parti pour 27 minutes transcendantales.

Henri Lafitte, Chroniques musicales
10 décembre 2013

Bernard Lavilliers, Baron Samedi – double CD – 2013