En pleine tempête

Lire « The perfect storm » de Sebastian Junger – En pleine tempête, dans sa traduction française -, c’est se plonger dans la pêche à l’espadon, sous forme de récit où se mêlent faits réels et mise en forme narrative à l’occasion du dernier voyage de l’Andrea Gail, de Gloucester, perdu corps et biens lors d’une tempête particulièrement forte à l’automne 1991 ; c’est entrer au cœur d’un drame de la mer, sur la base de données soigneusement compilées, jusqu’à la rencontre ultime avec une cruelle destinée.

Choc d’un récit qui te prend aux tripes et qui te parle d’autant plus que le drame se noue sur les Grands Bancs, par 44 degrés de latitude et 56 de longitude dans des conditions météorologiques soudaines particulièrement dégradées.

Mais c’est aussi venir au plus près d’une activité de pêche hier inconnue de nos pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon, aujourd’hui partie prenante de notre diversification dans le secteur de la pêche. L’Atlantic Odyssey aura déjà fait une campagne à l’automne 2013 sur le chemin des marins de Gloucester. Les pages sur les techniques de pêche à l’espadon, développées surtout à partir de 1961, les risques encourus, l’appâtage des lignes, les lignes ramenées à bord, les évolutions technologiques, les coûts mis en oeuvre, les aléas de cette pêche particulière, sont passionnantes et nous sensibilisent davantage à la nouvelle aventure de quelques-uns de nos marins. Une variante du grand métier à couper tout autant le souffle, sans oublier les question relatives à la surexploitation de la ressource dans les années quatre-vingt. « Quand l’Andrea Gail quitta le port de Gloucester le 25 septembre (1991 ndlr), son équipage devait, pour la première fois, tenir compte d’un quota. » (p.106)

Le récit fourmille d’éclairages qui transcendent même son objet premier, le naufrage de l’Andrea Gail le 28-29 octobre 1991, au cœur d’une tempête exceptionnelle, à envoyer les records sur les pics de l’inconcevable. Ainsi en va-t-il du cadre général de la pêche à Gloucester, la morue étant elle aussi partie prenante de l’histoire de ce grand port, de la pêche au doris, des fortunes de mer dans la purée de pois, toutes évocations qui touchent au plus profond notre âme insulaire.

Andrea Gail, un longliner de 21 mètres, parti une nouvelle fois pour une campagne à l’espadon, donc ; un bateau qui – sait-on jamais – figure sur l’une ou l’autre photographie dans le secret des tiroirs de nos îles, car il aura eu l’occasion de faire relâche à Saint-Pierre, dans les années qui auront précédé son rendez-vous avec le drame. Il se retrouvera dans la tourmente comme son sistership, l’Hanna Boden, commandé par une femme, Linda Greenlaw. Celui-ci en réchappera.

À relire une nouvelle fois ce récit, mes pensées mettent cap plein sud, au-delà de Galantry. Il m’arrive souvent de me laisser empoigner par l’amplitude des basses fréquences qui envahissent la ville par coups de vent de su-suète. C’était en octobre 1991 et je n’imaginais pas alors – dans mon ordinaire de terrien – ce qui se tramait dans l’immensité atlantique.

Rencontre avec le Destin : « Les facteurs qui placent un certain bateau à un certain endroit, à un certain moment sont si divers, si complexes et si soumis au hasard qu’ils ne peuvent être catalogués et encore moins prévus. »  (p.129) Voilà ce qui bouscule notre cartésianisme planificateur.

Ainsi se trouvent éparpillés dans une zone où convergera bientôt une tourmente exceptionnelle, quelques bateaux de pêche, deux voiliers en route vers les Bermudes, en tout une soixantaine de personnes. Puis soudain : « Vers la tombée de la nuit, une carte météo canadienne sort du fax. Il y a un ouragan au large des Bermudes, un front d’air froid descendant du plateau canadien et une tempête en gestation au-dessus des Grands Lacs. » (p.134)

L’enfer n’est pas uniquement de flammes ; les chapitres qui suivent nous transportent dans l’impensable, quand la « vibration profonde » du vent est celle d’ « un orgue dont l’organiste (est) devenu fou. » (p.149) Comment imaginer ce qui peut se passer quand la bouée 44137 au sud de l’Île de Sable enregistre des vents de 130 kilomètres heure et des vagues de… trente mètres ? Terrible dimension du… « Point zéro »… Pages bouleversantes, poignantes, douloureuses.

Sebastian Junger nous livre ici un ouvrage remarquable – l’angle factuel te prend d’autant plus aux tripes -, tant dans sa qualité du récit que sa précision journalistique, allers et retours soigneusement rythmés entre drame de la mer et données méticuleusement vérifiées. Qu’est-il arrivé à l’Andrea Gail qu’il ne réponde plus ? La tempête est loin d’être terminée ; d’autres acteurs sont au cœur de la tourmente, marins dans leurs nacelles éperdues, sauveteurs de terre, ciel et mer. Monde des péris en mer, des survivants, des sauveteurs, des situations « cauchemardesques » (p.263), tout se bouscule dans une saga effrénée. Les opérations de sauvetage ici relatées nous coupent le souffle. Est-ce dans ces occasions que l’on mesure le sens du combat pour la vie ? Et sa grandeur ? L’héroïsme va bien au-delà des héros répertoriés.

Dernières pages parcourues, bousculé une nouvelle fois jusqu’au bout – j’aurai lu ce récit deux fois à un an d’intervalle, j’ai rejoint le bord de mer, quelque part au sud de notre île, par un jour d’hiver apaisé et j’ai respiré, respiré encore, regard tourné vers l’insondable.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
17 janvier 2014

Sebastian Junger, En pleine tempête, Éditions de Fallois, 1998 – ISBN : 2-87706-396-8

Disponible à la librairie Lecturama