Au temps des derniers navires dorissiers

Longtemps méconnu en-dehors du milieu maritime, passé sous silence, sorti des brumes de l’indifférence par quelques témoins pionniers, dont le père Yvon, le dur métier de Terre-Neuvas bénéficie désormais de plusieurs témoignages clefs, tous aussi prenants les uns que les autres, surtout quand ils sont révélés par ceux qui auront trimé sur les Bancs ou au Groenland. Plusieurs ouvrages passionnants auront eu des capitaines pour auteurs. Mais, comme me l’a souligné un ancien pêcheur, pour comprendre comment ça se passait, il n’y a pas que le point de vue du « patron », même s’il avait pu être mousse à ses débuts .

Au temps des derniers navires dorissiers de Francis Vallée apporte un double éclairage : la fin des navires dorissiers dans l’immédiat après-guerre ; le vécu d’un novice, devenu ensuite cuisinier-boulanger pour deux campagnes sur le dernier trois-mâts à avoir fréquenté les Bancs de Terre-Neuve, le Lieutenant René-Guillon. Une autre approche par conséquent, un autre regard, levain d’une observation enrichie pour tout lecteur avide de ce que fut cette extraordinaire aventure humaine.

Francis Vallée a quinze ans quand il part comme novice sur le Foudroyant, un ancien cargo à vapeur reconverti en cordier, pour la pêche au doris. Témoignage d’un premier rapport à la dure de la part d’un jeune, expérience diversifiée, à travailler le poisson rapporté à bord, son rôle de soutier aussi qui nous permet de découvrir les entrailles essentielles du navire ; la vie au quotidien ; des personnages captivants tant le regard est pénétrant mais humble. Ce nouvel ouvrage par un homme âgé aujourd’hui de 89 ans, retient l’attention du lecteur et le captive par l’honnêteté du compte-rendu.

Le voilà cuistot-boulanger à bord du trois-mâts René-Guillon. Soudain tu te trouves au coude à coude avec le mousse dans l’espace exigu pour préparer les repas de tout un équipage. Pour un peu, tu te sentirais imprégné toi aussi des odeurs, chaleur au corps et respiration parfois coupée quand la ventilation vient à faire défaut. Tu ressens le poids variable avec le tangage – eh oui ! – du sac de farine de cinquante kilos qu’il faut aller chercher par gros temps dans la cambuse à l’avant du navire ; tu tempêtes quand une vague soudaine fait sortir inopinément les pâtons du four. Et un pont de voilier par gros temps, c’est pas le plancher des vaches quand il faut tuer un cochon pour la bonne bouche. Bref, vivre une campagne de pêche côté cuisine a aiguisé ta gourmandise de lecteur et tu n’es pas déçu.

Ce travail de mémoire a été minutieusement mené, mis en forme, cadencé avec la collaboration de Noëlle du Guerny, écrivain public. En résulte un livre dense, riche d’observations multiples. Monde ouvert entre abysses, nuées et horizon ; monde clos d’hommes sur un voilier motorisé de cinquante-quatre mètres de long par dix de large ; la cuisine n’est-elle pas un centre névralgique, vital ? Voilà un nouveau témoignage qui vient te travailler au plus profond des tripes. Sans doute ai-je eu un pincement au cœur supplémentaire quand un dorissier portugais franchit la lisse du voilier breton, accueilli chaleureusement dans un rapport d’entraide entre habitués d’un métier à la dure. Que de témoignages qui soudain se bousculaient entre rencontres en chair et en âme et nouvelle lecture ! J’ai souri aussi pour une histoire de treuil en panne du sister-ship du René-Guillon que les mécanos de l’Aventure, l’aviso-escorteur d’assistance à la pêche n’avaient pas pu réparer et que le mécano du Guillon réussit à remettre en route. On ne s’ennuie pas avec ce récit haut en couleurs, tellement humain. Eh oui ! T’as presque envie de boire un coup de rouge pour fêter le moment où le capitaine annonce que le bateau débanque pour rentrer au port.

Francis Vallée allait effectuer une autre campagne sur le même navire, puis un autre voyage pour le ramener de Bordeaux à Saint-Malo. La page des dorissiers français allait être tournée.

Henri Lafitte, Chroniques insulaires
16 février 2016

Francis Vallée, Au temps des derniers navires dorissiers, Editions Yellow Concept – ISBN : 978-2-36063-118-6

Disponible à Saint-Pierre à la librairie Lecturama